La science-fiction: l’écrire pour exorciser le présent
- Michele Lesage

- 3 août
- 8 min de lecture
La science-fiction interroge notre réalité et notre impuissance devant l’inacceptable. Elle utilise l’extrapolation pour traduire des sociétés baignant dans leurs erreurs, et prophétise leurs effets sur l’humain et ses organisations. Elle affronte la complexité de l’existence et en sonde les profondeurs. Elle mérite plus que jamais sa place dans la littérature.

Un drôle d’été. L’odeur de brûlis enveloppe toute l’île. Le ciel voilé, la chaleur étouffante. Les inondations soudaines. Les arbres qui flambent ou qui se déracinent. Le vent déchaîné, contre nous on dirait. Les médias submergés de cris de détresse. La colère et les larmes des petits, l’arrogance et le cynisme des oppresseurs, l’ahurissement du citoyen lambda coincé entre les deux. La vérité, concept abâtardi par le despotisme de l’opinion et de l’influence. Cécité épidémique. Les aveugles volontaires pullulent. Besoin d’air respirable.
Quelques jours à l’Île d’Anticosti ont rétabli mon équilibre. Je chancelais. La nature nous survivra, cette pensée me guérit. Le projet d’un roman de science-fiction surnage au-dessus de mon désarroi. Ce genre interroge notre réalité et notre impuissance devant l’inacceptable. Elle mérite plus que jamais sa place dans la littérature. Comme un tableau abstrait, elle utilise l’extrapolation pour traduire des sociétés baignant dans leurs erreurs, et prophétise leurs effets sur l’humain et ses organisations. Métaphore, comparaison, distorsion, néologismes, langue inventée ou termes anciens, hyperbole et allégorie contribuent à sa palette de couleur. Polymorphe, elle se décline en de nombreuses variantes : anticipation, dystopie, exagération de nos tares collectives dans toutes les sphères de connaissance, western moderne, drame cybernétique, aventure de cap et d’épées aux frontières du cosmos. Touche-à-tout, elle affronte la complexité de l’existence et en sonde les profondeurs : réflexions philosophique, politique, religieuse, écologique, anthropologique et tant d’autres. De manière détournée, elle s’inspire en général de circonstances réelles.
Dans les prochaines lignes, j’en résume les codes, les thèmes, les sous-genres, les problèmes d’écriture à surmonter.
Les codes
Au cours des siècles, les genres littéraires se sont dotés d’un ensemble de caractéristiques et de règles, implicites ou explicites. Dans une œuvre de science-fiction, le lecteur s’attend aux éléments suivants :
Le futurisme et l’ultrafuturisme
Le rétrofuturisme (le retour dans le passé et le voyage dans le temps)
L’uchronie ou l’alternative historique
L’exploration intergalactique et la représentation de plusieurs mondes, les univers parallèles
L’aventure extraplanétaire, expression qui remplacerait si bien planet opera ou space opera, avec une quête ou des conflits à résoudre
Les métavers : espaces virtuels en plusieurs dimensions dans lesquels les activités et les interactions s’accomplissent
La colonisation spatiale : la conquête d’exoplanètes ou la Terre soumise à des envahisseurs
Les conséquences d’un contact extraterrestre : technologies inconnues, nouveaux points de vue tant scientifique, sociologique, philosophique que religieux. Alliance ou confrontation avec des êtres amicaux ou mal intentionnés.
La réplique des guerres mondiales
L’héroïsme
La fin de notre monde
La fin du monde
La survie après un cataclysme (naturel, intentionnel ou involontaire) et ses défis
Les robots
L’IA (intelligence artificielle) secourable, pernicieuse ou rebelle
La métamorphose : le mutant, le transhumanisme, le clone, le surhomme et la surfemme, les modifications génétiques ou dues à un phénomène imprévu
L’anticipation : l'examen d’une hypothèse et des perspectives probables sur l’avenir proche ou lointain. Souvent associée à la littérature engagée comme mise en garde contre toutes sortes d'abus. L’évolution possible du savoir et de la constitution biologique des Terriens
Impact des avancées de tout ordre sur les individus, la société et les connaissances multidisciplinaires
L’utopie : les projets irréalistes.
Les thèmes
En littérature la vision, les idées, les notions, les concepts comme l’amour, la guerre, la liberté ou l’esclavage ainsi que les enjeux moraux, éthiques, sociétaux ou scientifiques forment la trame des romans. La science-fiction n’y échappe pas avec une insistance sur les thèmes suivants :
La polarisation ― le bien et le mal, le bon et le méchant, le pour et le contre : constituent un atout de vente. Dans une nouvelle ou un roman, la nuance, plus intellectualisée, garantira possiblement une carrière plus discrète mais plus longue
La dénonciation pour souligner à grands traits les excès et injustices des systèmes politiques : dictature, autoritarisme, totalitarisme, fascisme, technocratie
La pensée éthique qui se penche sur les progrès susceptibles de dérives délétères
Les théories philosophiques, morales et sociologiques illustrées
La sexualité et la reproduction comme outils d’oppression
La rédemption au prix d’énormes sacrifices
La condition humaine abandonnée dans un environnement dépouillé de toute barrière morale, plongée dans un état de régression sociale (nomadisme, barbarie, cannibalisme).
Le chaos engendré par les progrès préjudiciables
Le pouvoir des objets : robots, humanoïdes, super et supra-ordinateurs, vaisseaux spatiaux
Les créatures fantastiques ou extraterrestres, superhéros, cyborgs et leurs costumes. L’autre bienveillant : le sauveur messianique, l’ouverture à l’étranger, l’établissement de liens forts, l’épanouissement personnel ou généralisé. L’autre malfaisant : la prédation, la xénophobie, la malveillance, la destruction de masse
Les dangers de l’hyperationalité
L’angoisse existentielle : le ver qui avale tout sur terre comme dans l’espace
Les sous-genres
Tributaire de sa popularité anglo-saxonne et nord-américaine, les désignations anglaises s’imposent : hard, steam, space… Il ne serait pas si ardu de leur attribuer des expressions françaises, ce que je tenterai de réussir en les nommant à ma façon. Par ailleurs, tous ses sous-genres s’entrecroisent sans complexe dans cette littérature.
La science-fiction dure (hard science-fiction) pour l’associer à la science dure qui touche aux sciences appliquées (chimie, biologie, physique, astronomie). Ce type de roman ne craint pas les notions et les détails compliqués.
La cybersédition (cyberpunk) réfère à la révolte contre le pouvoir qui valorise la performance à tout crin et induit son corollaire prévisible, la décadence et la violence. Cyber, qui vient du grec, correspond à l’ensemble des développements récents en matière de communication informatique et virtuelle. Elle a enfanté la « post-cybersédition » (postpunk) et la « biosédition » (biopunk) qui s’opposent aux manipulations génétiques, à la biologie synthétique, aux expérimentations en dehors de tout champ éthique de l’optimisation du corps et de l’esprit, ainsi qu’aux idéologies promues par les mégacorporations ou mégaentreprises industrielles ou commerciales.
La sédition à vapeur, futur à vapeur (steampunk) est qualifiée d’uchronie ouverte. Elle combine la science-fiction à l’esthétisme l’ère victorienne.
L’aventure spatiale (space opera) met en scène des épisodes épiques de rivalités interstellaires
La science-fiction post-apocalyptique se consacre à la survivance d’une seule personne ou d’un groupe et aux ressources qu’elles déploient dans des conditions extrêmes.
La science-fiction fantaisiste (fantasy) brouille les pistes. Est-ce plutôt un conte, un déballage artistique sans contrainte, une immersion pure et simple dans le merveilleux ?
Genre humoristique nous questionne sur notre capacité à pronostiquer les suites de nos actions et tourne en dérision notre courte vue.
Les genres philosophique, sociologique, psychologique se voient également.
Partant du réel, l’auteur et l’autrice s’inscrivent dans le connu pour fonder l’inconnu. Les habitants de territoires immenses comme ceux du Québec décriront avec aisance de vastes lieux dépeuplés. D'autre part, il n’est pas rare qu'un livre amalgame des composants hétérogènes. Par exemple, un récit entremêlera l'utopie, le voyage imaginaire, l’anticipation et des aventures, le tout raconté dans un style gothique.
Écrire la science-fiction
J’aime la science-fiction, une philosophe déguisée qui ne se prend pas pour une autre. La philosophie comme discipline me déçoit. Je salue l’effort de réflexion, mais j’en délaisse les ouvrages dès que je repère une lacune dans l’enchaînement du raisonnement, une avenue non explorée, une verbosité inutile, un vocabulaire et une syntaxe exagérément ampoulée ou sentencieuse. Plus modeste, la science-fiction ne prétend pas détenir la vérité. Elle se choisit un postulat ou une hypothèse et se lance dans une narration qui mène tout de même à une démonstration et à une conclusion. Elle bouscule nos certitudes et nous invite à méditer sur des sujets fondamentaux.
La difficulté d’écriture réside beaucoup dans la présentation d’un univers totalement original et de le rendre familier. À la base, quatre matériaux doivent lui servir de support :
le milieu ou la réalité inventée, son passé, les distorsions sociale, historique, géographique, scientifique ou technologique qui lui appartiennent, les règles et les limites en place, l’espace-temps
l’idée ou la dénonciation
le personnage principal et sa mission
l’événement ou le déclencheur de l’intrigue
Pour asseoir ce milieu, une ligne de temps cohérente est un avantage incontestable. Une préoccupation vitale soutient les objectifs du héros ou de l’héroïne. Obligatoirement lucide, isolé ou bien accompagné, ses réactions à son environnement et aux obstacles rencontrés gagnent à être avalisées par des témoins. Son destin doit suivre un arc narratif qui étaye le but à atteindre. Les traits de sa personnalité le distinguent, mais nous permettent aussi de nous identifier à cet homme ou à cette femme.
Les descriptions
Comment faciliter l’insertion d’informations spécialisées et fournir de la vraisemblance aux paysages créés de toute pièce ? Abondantes, elles complexifient le travail d’intégration dans le texte. Le dévoilement de contextes imaginés et le traitement des thèmes influent sur le style, la narration, le rendu de l’intrigue. Différentes méthodes ont été documentées.
Placer dès le premier chapitre une foule de renseignements utiles mais difficiles à assimiler à moins de posséder une solide compétence de vulgarisateur.
Parsemer l’action de détails essentiels à la compréhension. Ces digressions entraînent une certaine confusion et irritent à la longue surtout si elles s’éternisent alors qu’on est censé se trouver dans le feu de l’action.
Recourir à un procédé mécanique (vidéo, écran quelconque, média sonore ou visuel), introduire les renseignements requis dans une conversation ou faire intervenir un néophyte qui, comme le lecteur, demande des éclaircissements. Le talent de l’écrivain se révèle dans la subtilité.
Introduire un dysfonctionnement, une fausse manœuvre, un accident. Ce sont de bons prétextes pour exposer le principe et le rôle premier d’un objet par le biais d’un technicien ou d’un spécialiste chargé de la réparation
Montrer plutôt qu’expliquer, et ce, de manière progressive. Par déduction, les images se construisent et cette astuce minimise le temps consacré au décor pour mettre davantage l’accent sur l’intrigue et les personnages. Le vernis savant risque moins de craquer sous un regard intelligent. À noter que la prose poétique se prête bien à cette dernière solution.
Prix
Au Québec, deux prix récompensent les auteurs et autrices :
Le Prix Solaris est décerné à un écrivain francophone pour une nouvelle inédite et lui vaut d’être publié dans le magazine Solaris
Le Prix Jacques-Brossard de la science-fiction et du fantastique vise l’ensemble de l’œuvre d’une année
Suggestion de lectures
Moi qui, dans ma tendre jeunesse, ai dévoré le rayon entier de ma bibliothèque municipale réservé à la science-fiction, je m’attriste de ne plus me souvenir des titres empruntés. Mes lectures ultérieures ont heureusement laissé une empreinte dans ma mémoire dont je tire quelques propositions.
A.E. van Vogt : le cycle du Ā
Aldous Huxley : Le meilleur des mondes
Arthur C. Clarke : 2001 : L’Odyssée de l’espace
Emily St. John Mandel : Station Eleven
Frank Herbert : Le cycle de Dune
George Orwell : 1984
Gilles Jobidon : Cloud
H.G. Wells : La guerre des mondes
Isaac Asimov : le cycle de Fondation
Jules Verne : De la Terre à la Lune
Liu Cixin : la trilogie du Problème à 3 corps
Margaret Awood : La servante écarlate
Philip Pullman : la trilogie À la croisée des mondes
Stanislas Lem : Solaris
Yoko Ogawa : Cristallisation secrète
SOURCES
ECKEN, Claude. L’écriture de la SF. NooSFere. Bifrost no 32, octobre 2003. https://www.noosfere.org/articles/article.asp?numarticle=727
Gattégno, Jean. La science-fiction. Collection Que sais-je ? Presses universitaires de France, 128 pages.
Le récit de science-fiction. https://www.alloprof.qc.ca/fr/eleves/bv/francais/le-recit-de-science-fiction-f1633
Qu’est-ce que la science-fiction. Académie de Nantes. https://www.pedagogie.ac-nantes.fr/lettres/bibliotheque/qu-est-ce-que-la-science-fiction--725946.kjsp#:~:text=La%20science%2Dfiction%20est%20un,leurs%20cons%C3%A9quences%20sur%20l%27humanit%C3%A9.
SAWYER, Robert J. Science-Fiction. https://www.thecanadianencyclopedia.ca/fr/article/science-fiction Publié le 7 février 2006 et mis à jour le 4 mars 2015.
SCOTT CARD, Orson. Comment écrire de la fantasy et de la science-fiction. Paris : Bragelone, 2006, 229 pages
TRAN, Lionel, Comment écrire un roman de science-fiction : règles de construction et d’écriture. Les Artisans de la Fiction, 13 juin 2023. https://www.artisansdelafiction.com/comment-ecrire-un-roman-de-science-fiction-regles-de-construction-et-decriturE




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