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Embarquer dans le train : briser la routine

En avion, en autobus, en métro, en tramway ou en train, les transports en commun offrent un terrain riche pour l’observation. On y puise connaissances et créativité, on y développe ouverture d’esprit et empathie. Il suffit d’allonger ses pavillons d’oreille et d’écarter les yeux.


Trains jouet
Trains jouet

Ma jeunesse à Québec ne m’a pas permis d’éveiller mon sens de l’observation. Éduquée à ne fixer ni pointer personne, à refroidir l'inconnu qui m’aborde, à me tenir les fesses et les genoux serrés en position assise, à conserver un maintien rigide et digne correspondant à ma classe sociale, je n’ai cultivé que tard les bienfaits du contact visuel et auditif avec mon environnement. Une telle posture encourageait une pensée narcissique propice à la névrose. Manque de caractère ou éducation abusivement oppressive ? Concluez comme vous voudrez.


Libérée du carcan familial, je suis tombée dans les bras de Montréal, dans la toile de ses lignes d’autobus et de son métro qui m’emportaient sur des kilomètres. En ce vendredi soir dernier sur la ligne orange, à l’heure où la faune urbaine se rue vers les bars, les clubs et les salles de spectacle, j’avais sous les yeux une fille très dévêtue près de deux femmes voilées et de leurs maris, leurs banquettes cernées d’extraterrestres bigarrés aux cheveux hirsutes tournant le dos à deux couples de retraités dont les éclats de rire agaçaient tout l’entourage.


En gare


Je revenais de Québec, cette ville qui n’accepte pas qu’on brise ses attaches. Je m’y étais déposée durant trois jours, dont quelques heures à Baie-Saint-Paul. À l’allée, j’avais choisi le train. Je préfère ce moyen de locomotion aux hasards du de la chaussée et du comportement irresponsable des conducteurs de l’autoroute. Dès la Gare Centrale, tous mes sens se sont mis en mode alerte. Je m’y sens comme chez moi, ma curiosité et ma capacité de m’étonner sinon de m’émerveiller ne se lassent pas d’y être sollicitées.


Les commerces changent peu, car la clientèle est au rendez-vous. Au travers les voyageurs passent les « travaillants » du centre-ville qui l’utilisent comme raccourci entre le nord du Boulevard René-Lévesque et la rue Viger. Rien de plus facile que d’identifier métiers et professions. Les casques de construction côtoient les chemises à carreaux des contremaîtres et des ingénieurs. Les informaticiens se reconnaissent à leurs vestons fripés, leurs cols ouverts et leurs pantalons gris. Les bureaucrates ventripotents cachent portefeuilles, téléphones et trousseaux de clés dans les poches de leurs jeans rendus informes. Dans la file d’embarquement, tous les profils et toutes les silhouettes se mélangent. Les langues parlées diffèrent, tout comme les orientations sexuelles qui s’affichent sans complexe. Seul point commun : un cellulaire à la main.


En quittant la gare, nous serpentons entre les nouveaux ensembles immobiliers, des tours de plus de dix étages avec des terrasses aménagées de chaises longues inoccupées. En ce 28 mai, le ciel bleu s'étend sur les toits, mais personne n’en profite. Nous dépassons une cour pleine de trains de banlieue inactifs. Pourquoi ne sont-ils pas en service? À la croisée de deux autoroutes, sous les colonnes de béton, une tente rouge et proprette entourée d’un sol jonché de déchets. À proximité, un homme répare une roue de vélo. Nous surplombons enfin le Fleuve Saint-Laurent. Je contemple l’eau sombre qui tournoie autour des piliers du Pont Victoria et les étoiles qui voltigent sur la crête des vagues à l’est comme à l’ouest.


Dans le train


Sur la rive sud, des jardins potagers s’accordent aux bordures de la voie sur des terrains vacants qui n’intéressent aucun promoteur. Les quartiers construits de maisons jumelles ourlées d’arbustes d’ornement et de pavés unis imitent les entrées royales. Les bacs de recyclage verts, bruns, bleus, noirs déparent tous ces nobles efforts de design. Des garages, des automobiles partout, un ou deux cimetières. Sur la rivière Richelieu dégagée de ses glaces, deux bateaux de plaisance se dirigent vers le fleuve. Puis l’alternance d’espaces cultivés, de tourbières, de carrières de sable et de cailloux. Les champs, les boisés et les herbes sauvages verdissent comme en Irlande grâce aux pluies d’avril et de mai. Tiens, quatre cônes orange surgissent d’un buisson comme une bonne blague.


L’avant-front des montagnes de la Montérégie pousse sa forêt contre la civilisation. Après Saint-Hyacinthe, le trajet emprunte de façon définitive le monde des fermes, des arbres plantés pour freiner les vents du défrichage intensif. Des tracteurs soulèvent des nuages de terre. Au loin, de belles bêtes impassibles. Quelques mares et des canards. En détaillant l’aspect des villages et des maisons isolées à l’extrémité d’exploitations agricoles, je me demande comment se porte la vie de tous ces gens, si semblable à la mienne : maladie, stress, bonheurs inattendus, morts imprévisibles, succès mérités ou pas, relations. Lorsqu’une propriété paraît trop parfaite, gazon tondu, plates-bandes et allées entretenues, devanture et toiture neuves, je me méfie. Derrière la perfection, la vie, toujours.


Le soleil tape fort sur les wagons. Plusieurs sommeillent, tandis que d’autres déchirent l’enveloppe d’une tablette de chocolat ou de sacs de croustilles. Le voyage se déroule comme trois points de suspension. Toute la routine est arrêtée. On laisse derrière soi sa charge mentale, sauf pour ce voisin accroché à son téléphone qui discute haut et fort de ses affaires et de ses préoccupations financières au point de couvrir le son des roues sur les rails. Chaque train berce son lot d’enfants qui pleurent, se ponctue d'éclats de voix, mais en général les échanges se font dans le calme, tout comme dans les files d’attente des gares, comme si les humains mettaient leurs émotions en veilleuse. Cette fois, un petit d’au plus trois ans a pleuré tout au long des trois heures du voyage. Ses vocalises ont augmenté au fur et à mesure de notre itinéraire pour atteindre un crescendo avant de monter sur le Pont de Québec.


Je regarde un train de marchandises défiler sur la voie de gauche. Il tire sa chaîne de conteneurs remplis d’importations américaines et asiatiques. Notre avidité consommatrice s’étale sur trois kilomètres. Mon amour des trains en prend pour son rhume. Petite, j’adorais le cri des trains dans le brouillard, les ding ding ding des avertisseurs aux intersections, le bruit de roulement et les vibrations sourdes qui annonçaient l’approche du monstre. Dans Ahuntsic, ils chassent les coyotes, les chiens et les chats en cavale, les ados délinquants et les vagabonds qui outrepassent les clôtures de sécurité.


À destination


En cette fin de printemps, Québec n’est pas ma destination, mais Charlevoix encore vierge des touristes qui envahissent, l’été, ce paradis de lumière et d’eau. Avec mes trois amies, nous descendons dans une fromagerie : agneaux, collines et fleuve nous ravissent. Le lieu baigne dans une aura de bien-être. L’ambiance bucolique donne le goût de tout acheter. Qui n’aime pas ignorer quelques minutes la dureté de l’existence, l’agneau qui aboutira dans l’assiette, les secousses sismiques anticipées, les polluants charriés par le fleuve ?


Nous nous approvisionnons de confitures, d’alcool et de fromages, mais résistons au chandail qui arbore le logo de l’entreprise, et nous nous orientons vers la plage pour le pique-nique improvisé. La marée basse découvre le lit du fleuve, comme une invite de promenade les pieds nus. Un autobus dégorge son lot d’écoliers originaires de Sherbrooke. Le contact avec nous ne s'établit pas facilement. L’accompagnateur, sympathique, nous informe qu'ils arrivent de Tadoussac. Ils iront admirer le canyon de Sainte-Anne avant de repartir pour la maison. Le groupe rebrousse chemin à cause du vent et du sable qui s’immisce dans les sandwichs. Le jeune homme s’attarde, apprend que nous visiterons les galeries d’art et avoue avec une sorte de timidité que sa mère peint, qu’elle expose dans l’ouest de l’Île de Montréal. Comme s’il en avait trop dit, il s’enfuit presque, vers son autobus.


Son attitude si réservée contraste avec celle des propriétaires de galeries d’art. Tout l’après-midi, on nous vantera les artistes et leurs œuvres. Entre les tableaux et les sculptures, je cherche à être rejointe dans l’intime. Sans nier le travail accompli, la déception s'accroît. Un galeriste de renom signale son Borduas, son Pellan. Derrière lui Miro et Marcelle Ferron. Surgit ce souvenir d’une exposition au Musée des Beaux-Arts de Montréal où ma mère et ma sœur aînée s’extasiaient devant l’aménagement de pots de fleurs plutôt que devant les tableaux, et aussi de cette photo qui montre ma mère avalant une bouchée aux côtés de Marcelle. Maman, si peu ordinaire et si conventionnelle tout à la fois, appréciait la compagnie de femmes assumées.


Nous me manquons pas de fouiner dans les boutiques variées et la friperie locale. Les couleurs et les formes des bijoux, des bibelots et des objets du quotidien déclenchent nos commentaires enjoués. Comme par magie, la succession de conteneurs qui s’étire d’un océan à l’autre s’efface de ma mémoire. Retour au crépuscule dans la Porsche vrombissante de notre amie. Nous goûtons cette journée impeccable, les paysages fabuleux de la côte, le privilège de notre affection sincère.


Le retour


Comme je m’assois dans le train vers Montréal avec le projet de boucler ce billet, une femme s’installe derrière en parlant dans son portable. Elle vient de clore sa semaine de travail. Elle relate à son interlocuteur le panel de discussion qu’elle a animé. Certains souhaitent qu’elle les désigne par leurs prénoms, d’autres exigent leurs titres honorifiques. Malgré l’excitation qu’elle tente de communiquer, le ton traînant révèle une facette de son caractère, la personne rarement sûre d’elle. Une série d’appels interrompus par le lien wifi vacillant se succèdent. M’entends-tu ? Est-ce que tu m’entends ? Je ne t’entends pas, là je t’entends, je ne t’entends plus. Sa présence sonore tranche avec celle absolument discrète des Asiatiques qui occupent bon nombre de sièges.


De l’autre côté du corridor, un couple de professionnels francophones amorce une conversation. Je suppose deux ingénieurs. L’homme lui cède l'emplacement à côté de la fenêtre et glisse sa serviette de cuir sous le banc. Souliers bruns, pantalon blanc, ceinture marron, pull foncé. Pas de bague au petit doigt, je me suis trompée. À l’évidence, il est attiré par sa compagne vêtue d'un tailleur classique, gris. Il se raconte de façon expansive. Le visage de la femme demeure indifférent. Derrière ses lunettes aux montures noires, son regard inexpressif se dilue. Elle finit par tourner la tête et s’endormir. Il ouvre son portable, sort ses écouteurs, échec de la rencontre espérée. Après un temps, elle se réveille. Il saisit l'occasion de se reprendre, réussit à la faire rire. Elle répond avec plus d’entrain, il bâille, c’est perdu. Non, ça recommence et ça se termine dans un fou rire partagé sur un sujet étonnant : des plans d’architecture.


Tandis que mes antennes perçoivent tous ces signaux humains, je lis Tant que le café est encore chaud, un roman de Toshikazu Kawaguchi. Le voyage est d’une dimension autre, un passé non résolu comme point d’ancrage accessible par le moyen d'un café situé dans un sous-sol sans fenêtre. Ma voisine anonyme entame le même roman, mais le referme presque aussitôt. Nous n’y avons pas trouvé le même plaisir. Le thème du passé et du sous-sol me ramène, moi, à Québec dans un temps obscur et relatif qui maintient ses tentacules jusqu’à aujourd’hui.


La littérature de voyage


Des écrivains célèbres ont parcouru la planète, comme James Albert Michener, auteur de romans historiques. Mon admiration ne s’essouffle pas pour l'expédition échevelée de Kirouac à travers les États-Unis, pour les livres d’André Malraux qui m’ont emmenée en Espagne, en Indochine et en Chine. J’ai entendu un écrivain expliquer qu’il n’écrit ses livres que dans une chambrette de paquebot. Il me reste à me procurer Le tour du monde en 72 jours de Nellie Bly, une avant-gardiste qui a accompli seule ce périple. En 2017, Le Devoir publiait une série d’articles sur les écrivains voyageurs : https://www.ledevoir.com/motcle/serie-sur-les-traces-des-ecrivains-voyageurs. Je n’avais pas la prétention de réaliser une thèse, mais force m’est d'affirmer que de voyager en compagnie n’a rien de banal. Qui a dit « Il faut partir pour arriver quelque part » ?



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