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Photo du rédacteurMichele Lesage

Écrire, coûte que coûte

Chaque année, je croise un poète à la frêle silhouette à l’entrée de mon marché public. Il y offre ses vers, imprimés sur des feuilles blanches, moyennant une somme laissée à notre discrétion. La plupart du temps, il essuie des regards de désapprobation et de pitié. Beaucoup poursuivent leur chemin dans l’indifférence. Certains disent que mon poète n’est qu’un quêteux qui déguise son indigence.


Notre culture de performance et de réussite aiguise nos dents. Pourtant, la pression exercée par les divers modes de gestion imposés dans nos milieux de travail pour accroître les rendements (où donc est la limite ?) ou l’injonction moderne d’être présents, et même de briller, sur les réseaux sociaux est pour plusieurs accablante. Nous ne possédons pas tous une force intérieure bien enracinée pour ne pas endosser des rôles qui ne nous conviennent pas, rester authentique, et manifester ouvertement de l’empathie envers ceux qui ne parviennent pas à se conformer aux standards contemporains.


Comme l’eau sur le dos d’un canard


Il y eut un temps où la justice jetait en prison les mauvais payeurs. Avec l’industrialisation et l’essor du capitalisme, la société a accepté qu’une personne s’y reprenne à plusieurs fois avant de se tirer d’affaire et prospérer, pourvu qu’il soit de bonne foi. Cependant, encore aujourd’hui, une étiquette négative lui reste accolée, même quand le succès couronne la persévérance. Il en va ainsi dans tous les domaines : politique, agricole, manufacturier, artistique, etc.


Quel rapport avec mon poète ou la littérature ? Celui ou celle qui aspire au statut d'écrivain ou tout auteur publié doit s’armer contre le regard qu’il porte sur lui-même ou celui des autres à l’occasion des manuscrits rejetés à répétition ou d’une critique acérée. À la longue, comment ne pas se décourager ?


Lorsque j’ai imaginé le site Les fauteurs de mots, j’étais motivée par le temps qui fuit : devais-je attendre d’être aimée pour publier ? Je n’avais pas prévu d’affronter ce regard double (soi et les autres) et, par conséquent, de voir surgir le complexe de l’imposteur. Quelle valeur est-ce que je m’octroie pour créer un espace web qui signale mon existence ?


Les fauteurs de mots ne sont présents sur Internet que depuis deux ans, mais je travaille depuis dix ans sur l’écriture de romans. Après deux propositions écartées, chaque fois par une trentaine de maisons d’édition, je me suis quand même attelé à un troisième, que je n’ai pas encore remis. Je l’ai soumis à trois personnes qui m’ont transmis leurs commentaires. J’avoue que la fatigue des essais répétés me paralyse. Une impression d’impuissance m’envahit.


Pour atténuer le sentiment de m’attribuer une place qui ne me revient pas, je ne trouve pas de solution. Maintenant que j’ai commencé, je ne sais que poursuivre, tout comme le poète du marché public, et échanger avec d’autres. Malgré la promesse d’une activité ludique, les participants aux ateliers d’écriture ne s’y trompent pas. Cela nécessite pas mal de témérité et de bravoure pour se prêter au jeu de la création sous le double regard de soi et des autres.


La lecture récente de l’article Écrire de Louis Cornellier dans Le Devoir[i] me réconforte un peu. Le mot « épreuve » qu'il emploie correspond à mon état d'esprit. Henry Miller parlait pour sa part des affres de la création[ii]. Quels motifs nous poussent à subir ces tourments ? Entre chercher à attirer l’attention, décrocher une étoile au firmament de la postérité, créer de la beauté, révéler une vérité ou changer notre conception du monde (pour résumer la pensée de George Orwell[iii] et de Louis Cornellier), s’insère le besoin d’extérioriser sa pensée et ses humeurs, de donner réalité à l’invisible. Ça donne des journaux intimes admirables comme ceux d’Anaïs Nin, d’Ann Frank ou de la femme de Dostoïevski[iv].


Il faut donc écrire, coûte que coûte.

[i] Édition du samedi 23 avril 2022, Cahier D [ii] MILLER, Henry. Lettres à Anaïs Nin. Christian Bourgeois Éditeur, Collection 10|18, page 128 [iii]Pourquoi j’écris, Collection Folio [iv] Voir NIN, Anaïs, Cahiers Secrets, FRANK, Ann, Le journal d’Ann Frank et GRIGORIEVNA DOSTOIEVSKAÏA, Journal : Les carnets intimes de la jeune femme de Dostoïevski

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3 Comments


Martine Marcotte
Martine Marcotte
May 04, 2022

Je pense que certains d'entre nous ont besoin d'écrire comme d'autres ont besoin de bouger. L'attirail est là, aussi bien l'utiliser. Pour communiquer, peut-être, à tout le moins pour rendre plus intelligible ce qu'on a à se communiquer à soi-même. Et tant mieux si ça va plus loin!

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denisroy
denisroy
May 03, 2022

Écrire. Pour raviver l'espoir, pour montrer que la vie finit toujours par se frayer un chemin malgré les malheurs du monde et la petitesse humaine parfois.

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Françoise Lavigne
Françoise Lavigne
May 01, 2022

Tu me fais penser à la si belle chanson d'Anne Sylvestre, Écrire pour ne pas mourir. Et si on écrit juste pour le plaisir, parce que c'est quelque chose qui ne plaît plus qu'à la grande majorité des gens, pour l'étonnement parfois d'une tournure de phrase que notre clavier nous retourne, parce que, une fois sur cent, sur mille, on réussit à saisir un instant, une émotion. Ce que tu fais si bien. Écrire, parce que tu as ce talent.

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