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Défendre c’est bien, séduire c’est mieux !

Quand j’étais fillette, les amis qui habitaient sur ma rue et sur les rues avoisinantes me disaient que je « parlais bien ». Les élèves de la minuscule école privée logée au sous-sol de la maison d’en face le pensaient aussi. Ma mère y voyait ! Elle nous mettait en garde contre les « i » relâchés comme dans le mot église, les « â » graves au lieu du « a » ouvert de papa, les « in » qui écorchaient les « en » comme dans vraimin (vraiment), ainsi que les modifications phonétiques comme dans ajeter (acheter) et jouser (jouer), sans oublier les fautes d’élision pour les hiboux et les haricots. Elle me jouait dans le cerveau !


Maman avait séjourné en France. Elle avait conservé l’accent qu’elle imitait, sinon les intonations. De retour au Québec, elle fréquentait les épouses des collègues de mon père, et parmi elles, une Française qui deviendra une amie pour la vie. Toutes avaient étudié dans des institutions religieuses qui remplissaient avec rigueur leur mission d’enseigner un français irréprochable. Par mimétisme, j’ai hérité de ce bagage européen et institutionnel.


Ma prononciation particulière se démarquait dans mon quartier. Nous demeurions dans un immeuble à logements situé en bas de la rue Saint-Cyrille, un secteur de la ville où le revenu des ménages était très modeste. Entre compliments et railleries, je m’efforçais de me départir de ma préciosité. J’ai ensuite étudié sous la férule des Sœurs de la Congrégation de Notre-Dame qui roulaient leur « r » avec autorité. Leur encadrement trop restrictif et punitif ne fut pas bon professeur, surtout dans le contexte de la fin des années 60 ! J’ai commencé à prendre des libertés que d’autres s’arrogeaient déjà avec son lot de mots anciens (mitaine, écornifler), d’anglicismes (lift, chum, fun), de néologismes (motoneige, dépanneur) et de sacres que maintenant je conjugue. Ce n’est pas la Charte de la langue française adoptée en 1977 ni les ministres de l’Éducation qui se sont succédé qui auront freiné ces fantaisies.


Tout au long des années 70, un vent de changement malmenait le système scolaire traditionnel. Préadolescente, j’ai été témoin des manifestations qui se sont déroulées autour du Bill 63. Je saisissais à demi-mot que des forces nationalistes s’opposaient au libre choix de la langue enseignée dans les établissements scolaires. Mes parents croyaient, comme l’avaient cru avant eux mes grands-parents, que l’anglais ouvrait les portes de la prospérité et du monde. Ma famille n’était pas de celle qui changerait ça !


À défaut de pouvoir nous inscrire, mes sœurs et moi, dans une école anglaise ― à l’exemple de ma mère qui avait étudié la comptabilité dans un high school ― ils nous enverraient l’été dans des camps de vacances américains et ontariens. Là-bas, je n’y ai pas senti un accueil sensationnel. Au bout de deux semaines, je pleurais à me vider les glandes lacrymales pour le reste de mes jours. On dirait aujourd’hui « trouble de l’adaptation avec humeur dépressive »… Mes larmes n’ont pas attendri le cœur maternel, j’ai fait mon temps. L’arrogance de certains anglophones n’affectait pas que moi. Avec d’autres jeunes Québécois en quasi-rébellion, je chantais à tue-tête :


« Québécois nous sommes Québécois,

Le Québec saura faire

s’il ne se laisse pas faire !»


À seize ans, je refusais de choisir entre les Beattles, Cat Stevens, Pink Floyd, Beau Dommage, Serge Fiori et Paul Piché. Le référendum de 1980 ne m’a pas détournée de l’attraction que l’anglais exerçait sur moi. En cours d’études universitaires, je suis allée suivre un programme de littérature anglaise aux États-Unis. Je me suis éprise du poème The Raven d’Edgar Allan Poe :


“While I nodded, nearly napping, suddenly there came a tapping,

As of some one gently rapping, rapping at my chamber door.

“’Tis some visitor,” I muttered, “tapping at my chamber door—

Only this and nothing more.”


Sûre de mon français impeccable et de mon anglais convenable, je suis partie à l’assaut de Montréal, mais j’y ai perdu mon innocence. La métropole m’a déniaisée. Jamais encore, personne ne m’avait imposé d’être servie en anglais. Au début, je consentais de bonne grâce à utiliser l’anglais quand mon interlocuteur me signalait sa méconnaissance du français pour, à la longue, ressentir de l’irritation. L’affichage des commerces ne me préoccupait pas beaucoup, jusqu’au moment où le fleuriste du coin a fait la manchette des journaux en contestant devant les tribunaux l’interdiction d’user d’une autre langue que le français. J’ai trouvé qu’on se foutait pas mal de ma gentillesse.


On se moquait également de mon accent. Les mots « arrête », « baleine », « photo » et « poteau » m’identifiaient aussi clairement que mon passeport. Une amie de mère parisienne souffrait plus que moi des remarques sur son accent métissé, mi-québécois mi-français de France. Au cours des derniers mois, d’autres amis m’ont confié subir ce même inconfort. À Paris, plus d'un demi-siècle auparavant, ma mère s’était senti le besoin d’atténuer sa différence en adoptant les mots « tickets » plutôt que billets, « potage » plutôt que soupe, « soissons » plutôt que binnes, « balai » plutôt que brosse, « gant » plutôt que débarbouillette, « plomb » plutôt que fuse.


La langue a toujours fait les frais des personnes qui bénéficient d’une position dominante. Mais le mépris ne réduira jamais au silence tous ceux qui se tiennent debout, morts ou vivants : Gilles Vigneau, Antonine Maillet, Michel Tremblay, Fred Pellerin, Zachary Richard, Gaston Miron, Réjean Ducharme et des centaines d’autres vaillants porteurs de flambeau qui gardent notre parlure vigoureuse et rebelle à se laisser emprisonner dans un carcan.


Au Québec, l’anxiété liée à la survie du français et au patrimoine culturel est manifeste. La pression des multinationales américaines spécialisées dans la création et la diffusion d’œuvres cinématographiques, télévisuelles et musicales étouffe l’industrie culturelle. L’insuffisance de moyens à la disposition du gouvernement pour contrôler l’immigration et la pénurie de main-d’œuvre menace l’usage du français dans les milieux de travail. À Montréal, les livreurs de produits bio qui se présentent chez moi ne sont pas souvent capables de me saluer en français. « Bonjour » est-il si difficile à assimiler ? Malgré mes courriels à la compagnie, la situation persiste. Celui de mes fils qui ne montrait aucun intérêt pour l’apprentissage de langues étrangères comprend et lit désormais l’anglais avec aisance. Merci YouTube et Twitter ! L’anglais s’attrape comme le plus récent variant de Covid…


Le nationalisme a beau jeu d’accentuer ma juste colère. Cependant, je ne suis pas certaine que le sentiment exalté de faire partie d’une grande nation et d’opter pour des mesures coercitives défend ma cause avec efficacité. Le ton ne peut que monter entre antagonistes. Par exemple, ce n’est pas en refusant d’éditer au Québec des écrivain.e.s francophones résidant ailleurs au Canada que nous servons la survie de notre langue. Je ne crois pas non plus qu’il faille aller pleurer dans le giron de la France pour y chercher du soutien, elle qui sous-estime les ravages subis dans ses propres rangs. D’instinct, je compte davantage sur les festivals de musique, de poésie et d’expression francophone de toutes sortes partout en Amérique et outre-mer.


Je propose donc que nous réfléchissions sur notre pouvoir d’attractivité.


La musique, le cinéma, l’art américains est une énorme entreprise de marketing. Depuis la révolution industrielle, plusieurs générations ont succombé à la puissance de cette stratégie commerciale. René Angélil, lui, l’a appliquée. Sa petite Céline, il l’a vantée sur les cinq continents. Une conquête ne s’opère pas autrement qu’en mode séduction. Lorsque nous arrivons dans une nouvelle école, que nous occupons un nouvel emploi, que nous déménageons dans un nouveau quartier, que nous intégrons un nouveau cercle d’amis, que nous sollicitons une nouvelle rencontre amoureuse sur Tinder, que faisons-nous sinon vendre nos qualités et nos charmes ?


L’anglais, qui privilégie des mots courts, possède des sonorités plus dures que le français. Pour les adoucir, ils doivent allonger leurs syllabes en bouche, ce qui frôle parfois le ridicule. Le français se classe en cinquième position comme langue parlée sur la planète, mais elle est la plus largement enseignée après l’anglais. Sa popularité tient au fait qu'elle est mélodieuse, chantante, festive, intense, romantique et même sexy selon un sondage réalisé en 2015. Qu’attendons-nous pour créer un Ministère de la séduction ?

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