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Avez-vous les nerfs solides?

Vous travaillez sur un texte, rapport écrit ou roman, durant plusieurs mois et vous estimez que vous avez terminé. Avant d’en venir à cette conclusion, vous l’avez fait lire, avez recueilli des opinions, avez peaufiné l’ensemble. Un sentiment de presque satisfaction s’installe enfin. Vous vous préparez pour une présentation devant les collègues ou à soumettre votre manuscrit aux éditeurs, mais un tout dernier commentaire, sévère, sollicité ou pas, survient en fin de parcours. Toute votre confiance bascule.


Attention, âme sensible


Une marée d’émotions vous assaille. Elles se déclinent d’abord entre étonnement, confusion ou mortification. Comme sur un piano, elles seront jouées en notes graves (humeur sombre) ou en des notes aiguës (énervement). Pour surmonter ce moment difficile, il faut se secouer, peser sur la pédale de la sourdine ou fermer le couvercle du piano.


« Parbieu ! dit le Meunier, est bien fou du cerveau

Qui prétend contenter tout le monde et son père »,

professait Jean de La Fontaine dans la fable Le meunier, son fils et l’âne[1].


On a beau ressasser cette leçon, essayer de s’en convaincre, mais quand on est possédé par un message à transmettre, une œuvre à faire aimer, la tentation de tout remanier pour l’adapter à tous nous tourmente. Un désir de séduire envahissant agace la pointe du stylo.


On s’empêtre dans les doutes enracinés au plus profond de soi. J’ai faim, quand aurai-je la tétée, pourquoi se fait-elle attendre ? Maman tourne le dos, m’aime-t-elle encore ?


Avec une bonne dose d’autodérision, on coupe le cordon ombilical, et on se remet sur ses deux pieds. Peut-être, quelques pages mériteraient d’être revues, d’être transportées plus loin ou ramenées au début. On y pense, on dort mal, et finalement l’exaspération nous gagne parce que plus on y pense, moins on trouve la solution. Comme le mot sur le bout de la langue, plus on cherche, plus il s’éloigne.


Le sentiment d’accablement nous tombe dessus. Tous ces mois de recherche (possiblement gaspillés), toutes ces heures sur le même objectif, à relire et à corriger !


Dans le cas des auteurs et des autrices, beaucoup passent un temps considérable à retoucher une centaine de fois chaque phrase, à ne plus fréquenter les amis ni la famille, à négliger leur santé, à ne pas profiter de loisirs sportifs et culturels ! Pour rien, se lamente-t-on, pour un fœtus avorté ! Conformément aux valeurs que la société moderne défend, c’est l’activité économique qui attribue du poids à une œuvre. N’étant l’employé de personne, tant qu’aucune publication n’est envisagée, l’amertume construit son nid, la colère contre soi (ou contre le monde entier selon notre sensibilité) s’épanouit. Quelques mots d'Emmanuel Carrère :


« La place qui m’était impartie sur terre se ratatinait, on me bousculait sans me voir dans la rue, j’avais peur qu’on me marche dessus. […] Mon roman ne m’inspirait plus que du dégoût […][2] »


et plus loin


« […] je me sentais taillé dans une étoffe terne et médiocre, voué à tenir dans le monde un rôle de figurant, et de figurant amer, envieux, de figurant qui rêve des premiers rôles en sachant bien qu’il ne les aura jamais parce qu’il manque de charisme, de générosité, de courage, de tout sauf de l’affreuse lucidité des ratés.[3] »


Provenant de la culture de projets, j’établis facilement un parallèle avec ce que vit un gestionnaire de projets lorsqu’il se rend compte que l’équipe a misé sur un projet qui n’aboutira sur rien de valable. Malgré toutes les ressources humaines, matérielles, financières et le temps écoulé, il faut puiser en soi le courage de l’annuler, d’accepter la défaite.


Il ne reste qu’à abandonner, ce qu’a fait autrefois Annie Ernaux, Prix Nobel de littérature 2022 avec son premier livre Du soleil à cinq heures dont le manuscrit a disparu[4].


Pour d’autres, un feu couve sous les braises. Durant le sommeil, l’inconscient souffle dessus. Après plusieurs jours, des semaines, parfois des mois et des années on reprend du collier. Comme un bœuf de labour, on repasse dans le même champ dans l’espoir que, cette fois, une récolte est possible. Justement, on se sent lourd comme un bœuf alors que des oiseaux volent au-dessus du champ en friche ! Si la grenouille envie la taille du bœuf, le bœuf, lui, rêve de se voir pousser des ailes.


Acharnés, nous nous emparons de la plume ou du clavier pour modifier l’ordre des chapitres, remplacer l’incipit (premiers mots du roman), remodeler la personnalité des protagonistes, réduire le nombre de pages, donner du coffre à la voix narrative pour la rendre saisissante de vigueur.


Rédiger une histoire du début à la fin constitue une réussite en elle-même, paraît-il. Ah oui ? Écrire ne devrait-il pas, alors, demeurer un plaisir solitaire, plutôt qu’un entêtement à travailler dans le but d’être choisi par une maison d’édition ? Prisonnier d’un chariot sur un circuit de montagnes russes sans arrivée, voilà comment se sent l’aventurier de l’écriture sans port d’attache !


Écrire l’émotion


Ballotté d’une émotion à l’autre, ce n’est pas, toutefois, sans bénéfice, puisque l’occasion s’offre d’approfondir les subtilités de la psychologie humaine. Cette connaissance enrichit notre intelligence en la matière. Pour exprimer une émotion sincère, authentique, il faut comprendre à quel point les pensées peuvent s’emballer, comment réagit le corps dans divers contextes. Ce n’est pas vrai que chaque fois qu’on se fâche, les poings se crispent. Il existe toute une panoplie de réponses aux événements en fonction du caractère, des expériences et des épreuves vécues.


Aussi, quand on décrit une émotion, mieux vaut éviter les clichés. Les gestes, la position des épaules, l’inclination de la tête, les mains qui se joignent, les ongles rongés, la paupière qui tremblote, le timbre de la voix, son débit, signalent tous un trouble intérieur.


Exemples :

Effroi : les yeux qui s’écarquillent, les lèvres glacées, le bégaiement

Tristesse : la perte d’appétit, l’apathie, les vêtements négligés

Colère : La nuque qui se raidit, les veines du visage qui se gonflent, le tronc en position d’attaque


Qui trop embrasse mal étreint, nous enseigne le proverbe. Plus souvent qu’autrement, un détail suffit. Comme au cinéma, il est préférable de montrer plutôt que de nommer l’émotion, conseil maintes fois répété sur les blogues littéraires. L’acteur ne déclare pas « j’ai peur » sans le démontrer. Son attitude et ses réactions en harmonie avec les caractéristiques de son personnage précèdent une action.


L’environnement peut aussi traduire des émotions. Quel plus bel exemple que cette première strophe d’un poème d’Alfred DesRochers[5] :


« Je naquis une nuit pluvieuse d’octobre,

Dans une maison basse au toit prêt à crouler,

Parmi le tournoiement des feuilles, et l’opprobre

D’être pauvre, perdu dans un bourg isolé. »


La ponctuation (points d’exclamation, d’interrogation, de suspension) et les figures de style comme la répétition, l’accumulation, l’argumentation, l’antiphrase, l’amplification contribuent à en brosser le portrait de l’émotion éprouvée. Ici un brin d’anxiété juvénile :


« […] aimerais-je ses amies dont je sais si peu de choses ? Leur a-t-elle parlé de moi ? Seront-elles bien disposées à mon égard ? Ce goûter, en définitive, est-ce vraiment une bonne idée ?[6] »


Les distorsions de la pensée


Bon, vous avez décidé de poursuivre le travail. Vous avez repoussé les bêtises qui vous ont traversé l’esprit et qui empoisonnent la vie : la vision binaire (extraordinaire ou extrêmement nul), la généralisation à outrance (l’échec ne peut être suivi que d’autres échecs), la sélection d’un détail négatif pour qualifier l’ensemble, la tendance à rejeter en bloc tout ce qui a été réalisé et celle de prévoir le pire.


Bravo, une sorte d’excitation croît au point d’arriver à vous persuader que, cette foi, vous avez mis la main sur un précieux filon comme le chercheur d’or qui aperçoit quelque chose briller dans son tamis à travers le gravier grossier et les cailloux ! Il faut lui imposer le silence. On est si mauvais juge ! Cependant, l’ombre de l’euphorie rôde. Le carburant de l’optimisme amoindrit les sautes d’humeur (frustration, ferveur, cafard, solitude, appréhension, exaltation, dépression) et vous irez ainsi, jouant sur toutes les notes du piano, jusqu’au jour du jugement dernier sous l’œil de votre employeur ou sous celui des éditeurs, de la critique, des forums de lecteurs. Courage, il se peut qu’il y ait d’autres tours de manège !

[1] DE LA FONTAINE, Jean. Fables choisies, Librairie Larousse, Paris, 1934, p. 45. [2] CARRÈRE, Emmanuel. Limonov, P.O.L Éditeur, Paris, 2011, p. 218 [3] Ibid., p. 221 [4] ASSOULINE, Pierre. Œuvres inadvenues : du reniement à la décréation, 30 octobre 2022, https://larepubliquedeslivres.com/oeuvres-inadvenues-du-reniement-a-la-decreation/, consulté le 28 mars 2023. [5]http://glanureshistoriquesduquebec.blogspot.com/2018/04/alfred-desrocher-pleins-feux-sur-nos.html, consulté le 30 mars 2023 [6] De Luca, Françoise. La jeune fille à la tresse. Éditions Marchand de feuilles, Montréal, 2022, p. 54.

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