Entre fétichisme et indifférence, quelle dimension autre que matérielle peut-on attribuer aux archives ? Un moyen inattendu pour les créateurs de sortir de l’invisibilité.
Depuis le début de l’été, je travaille à réunir dans des recueils les textes des participant·e·s aux ateliers mensuels que j’anime depuis 2020. Je me suis interrogée sur la pertinence de rassembler tout ce matériel. Pour les auteurs et autrices bien sûr pour qui je facilite la relecture de leurs écrits et pour mon plaisir personnel de savourer les mots, les histoires, la poésie qui s'en dégagent. Mais encore ? Cette question m’a amenée à réfléchir sur l’intérêt de ma démarche.
Les entreprises bien organisées s’assurent de maintenir des archives structurées, avec des processus et des méthodes éprouvés. Dans nos maisons, nous manifestons pas mal moins de discipline. Tout empiler pêle-mêle dans des caisses ou faire le ménage, éliminer, trier, classer, conserver ce qui nous semble posséder de la valeur ? Ça dépend de notre disposition naturelle ou acquise au rangement. Du côté des écrivains, les pratiques varient de façon considérable.
De temps à autre, on entend à la radio ou on lit dans les médias qu’un ou une artiste lègue ses archives à Bibliothèque et Archives nationales du Québec (BANQ), ou à Bibliothèque et Archives du Canada (BAC). Certains créateurs préservent intacte toute leur production, conscients d’ajouter une pierre à l’édifice de la mémoire collective, d’autres suppriment au fur et à mesure par manque de confiance en soi ou par désir de ne transmettre que le meilleur aux générations futures, d’autres, par nonchalance ou par découragement devant l’ampleur de la tâche, négligent de séparer le bon grain de l’ivraie.
Autour du monde
À la BANQ, on trouve une riche documentation sur Gabrielle Roy, Anne Hébert, Germaine Guèvremont, Réjean Ducharme, Michel Tremblay, Hubert Aquin, Aubert de Gaspé, Gatien Lapointe et des auteurs francophones hors Québec comme Daniel Poliquin, J. R. Léveillé, Michel Ouellette, qui ont tous remis leurs fonds d’archives de leur vivant ou à leur mort. Des manuscrits, des tapuscrits, des carnets, des journaux personnels, des lettres, des cartes postales, des photos témoignent de l’activité de ces acteurs importants de la vie littéraire. En ce qui a trait aux écrivains moins connus, des collections privées se chargent d’en sauvegarder l’héritage.
Autour du monde, des bibliothèques planifient des événements de valorisation des fonds d’archives, comme des expositions, des tables rondes, des conférences. Ces actions visent à communiquer le patrimoine documentaire, à le célébrer. À Montréal, le 8 novembre 2024, les amis de BANQ ont programmé une visite des archives pour le grand public. Au Havre, la bibliothèque Armand Salacrou présente ses acquisitions annuelles. En 2015, l’institution a exhibé les manuscrits et éditions originales de son fonds Raymond Queneau.
Sur le site Richelieu de la Bibliothèque nationale de France, le département des Manuscrits pourvoit à la survivance d’une vaste collection qui s’étend du Moyen Âge à nos jours. En latin ou en ancien français, en langue romane ou en d’autres dialectes, de la chanson de Roland à Rutebeuf, de textes anonymes aux écrivains célèbres comme Hugo, Stendhal, Flaubert et Colette, des milliers de manuscrits sont préservés. Les auteurs du XVIIe et XVIIIe siècles, Pascal, Racine, Rousseau par exemple, fournissent moins de documents tels des brouillons et des lettres. Les XXe et XXIe siècles occupent une place généreuse tant comme archives papier que numérique, et ce dans plusieurs genres : essais, romans, science-fiction, etc.
En Italie, ce sont les bibliothèques municipales et nationales qui s’imposent dans la gestion des collections depuis le début du XIXe siècle, veillant à ne pas confondre archives des intellectuels et des écrivains avec celles des services administratifs et comptables de l’État. En Suisse, les Archives littéraires ont été instaurées en 1991 et comprennent 300 auteurs provenant des quatre régions linguistiques.
Raisons de l'archivage et enjeux
Entre fétichisme et indifférence, quelle dimension autre que matérielle peut-on attribuer aux archives ? Pourquoi protéger des documents parfois presque illisibles, parfois imprimés avec les moyens du bord ? Comment s’adapte-t-on à l’ère virtuelle (portables, clés USB, vidéos, fax, etc.), à l’éventualité de l’obsolescence des supports informatiques utilisés d’une décennie aux suivantes ? Comment envisageons-nous la pérennité de la mémoire ? Ces questions nous concernent tous, et non pas les seuls experts de la littérature, de l’histoire et de l’archivage. Il s’agit de notre mémoire collective, ce n’est pas rien.
Quand nous cassons maison au décès de nos grands-parents, de nos parents, nous découvrons dans des boîtes des photos, des lettres, des cartes postales, des papiers juridiques. J’en possède chez moi, remis par mes sœurs dans l’espoir que je répertorie l’ensemble, que je compose un texte d’accompagnement pour que se perpétuent les racines de notre famille. L’archive parle de l’intime, de l’héritage d’un passé oublié ou enfoui, des moments heureux, des douleurs anciennes et celles à venir.
Dans le cas de la littérature, les archives attestent de l’inspiration d’origine et du contexte dans lequel elle évolue. Elles deviennent ainsi une activité subsidiaire et essentielle à son existence, son enrichissement et son progrès. Elles invitent à une analyse en profondeur des tenants et des aboutissants pour faire la lumière sur les balbutiements des écrivains, leurs opinions sur une quantité de thèmes différents, le développement des nouvelles formes d’arts écrites ou orales, leur réalité économique, les conflits régionaux ou planétaires, les enjeux sociaux, politiques, esthétiques, personnels. Elles constituent l’arrière-scène de la production.
Quand on prend la peine de se pencher sur les traces de notes préliminaires, d’hésitations, de censure ou d’engagements, de modifications, de versions successives comme processus de création, mais aussi sur les détails bibliographiques, la correspondance, les journaux particuliers qui peuvent éclairer sur les divers contacts entretenus avec d’autres artistes, toute une vie respire. On peut sentir le labeur de l’écrivain, son environnement, ses bonheurs et ses drames.
De manière générale, l’accès aux archives a longtemps été réservé aux écrivains célèbres. Or, la révolution informatique a facilité la publication des contemporains de tout acabit. Plusieurs affichent leurs travaux au fur et à mesure de leur progression. Des outils comme Wattpad ainsi que les blogues offrent une tribune pour exposer aux commentaires les romans ébauchés, ce qui peut être plus complexe cependant pour un auteur ou une autrice sous contrat avec une maison d’édition en raison de la protection des droits d’auteur et des termes des ententes.
Sortir du purgatoire des créateurs invisibles
La production d’inédits ainsi encouragée est un moyen comme un autre de sortir du purgatoire des créateurs invisibles et de saisir une chance de passer à la postérité. Certains croient que les réseaux d’ami·e·s, de lecteurs et de passionné·e·s ainsi que la visibilité sur Internet pourraient devenir un point de bascule dans la hiérarchie des écrivains édités et les autres, ce qui permettra à ces derniers de représenter éventuellement un objet d’étude.
« Les archives et la bibliothèque d’un écrivain, objets génétiques par excellence, sont un espace de création qui témoigne de la façon dont l’auteur dialogue avec la tradition et entend s’y inscrire à son tour. Qu’il se réfugie dans le silence de l’anonymat ou qu’il mette en exergue son “Je”, l’écrivain moderne exerce un contrôle sur son œuvre, sur sa diffusion et sur le message qu’il livre à ses lecteurs contemporains, mais aussi à ceux qui viendront plus tard. La façon dont il conserve ou détruit, dont il sélectionne et agence ses papiers et ses livres est riche d’enseignements : ses archives “font œuvre” et sont les dépositaires de l’image de soi qu’un écrivain souhaite léguer à la postérité. [1]»
Sans plus me poser de questions, je vous recommande la lecture des recueils 2020 à 2023 des ateliers que j’ai animés et que je publie à l’adresse https://www.lesfauteursdemots.com/atelier-archives. J’ose espérer je fais œuvre utile.
[1] L’auteur, ses archives, sa bibliothèque. Argumentaire préalable au Séminaire organisé par le CIRCE (EA 3979 LECEMO), l’ED 122 Europe Latine/Amérique Latine (université Sorbonne Nouvelle Paris 3) et l’Institut des Textes et Manuscrits Modernes (ENS-CNRS). https://calenda.org/709069. Consulté le 28 octobre 2024
Sources
Archives littéraires et manuscrits d’écrivains, Politiques et usages du patrimoine, Sous la direction de Jacinthe Martel, Collection Convergences, no 43, Éditions Nota Bene, 2008, 296 pages
Chapron, Emmanuelle, et Fabienne Henryot, éditeurs. Archives en bibliothèques (XVIe-XXIe siècles). ENS Éditions, 2023, https://doi.org/10.4000/books.enseditions.44474. Consulté le 28 octobre 2024
DAVID, Jonathan. Regards sur les archives d’écrivains francophones au Canada : Entretien avec Sophie Marcotte, Convergence, le blogue de l’Association des archivistes du Québec, publié le 11 mai 2020, Https://archivistesqc.wordpress.com/2020/05/11/ecrivains_francophones/. Consulté le 28 octobre 2024
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