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Photo du rédacteurMichele Lesage

De qui, de quoi avez-vous peur ?

La réflexion, mère de prudence, est amplement louangée, mais la légèreté favorise une foule de découvertes épanouissantes. La plume, appendice de l’écrivain, lui permettra de voler aussi haut qu’il le pourra ou le voudra, à condition de la sortir de l’encrier. Elle pèse lourd dans son réservoir de carburant lorsqu’elle reste attachée par les ficelles de la peur.


En m’inspirant de la lecture du livre Dépasser les peurs qui nous limitent d’Eudes Séméria [1], je me suis intéressée à la question.

Livres de référence pour une recherche
Pile de livres dans une bibliothèque

La peur qui se cache dans la gestion des priorités


La peur engendre la fuite. Diverses priorités nous appellent ailleurs que devant l’ordinateur ou le cahier. Eudes Séméria l’illustre par un graphique qu’il nomme le schéma du viseur existentiel. On y voit tout ce qui contient le potentiel de nous distancer de l’objectif que nous conservons enfoui sous les « je dois » et « il faut » que nous nous imposons.

Cible avec plusieurs cercles représentant diverses occupations
Shéma du viseur existentiel

Voilà qu’au moment d’insérer cette image, le téléphone sonne et je réponds. Je cède à l’appel qui me commande de tout laisser, ou est-ce plutôt l’effet d’un déficit d’attention. Dans les deux cas, je m’éloigne de ma cible, ce qui devrait m’importer avant toute chose.


Dans le cas d’une déficience de la capacité de se concentrer, les méthodes efficaces sont documentées. La littérature sur le sujet et les communications de spécialistes constituent d’excellentes ressources. Dans tous les autres cas, nous nous égarons de notre propre chef sur des routes qui ne mènent qu’au désappointement face à nous-mêmes. Cette aberration découle de notre enfant intérieur. Il agit et réagit à la place de l’adulte que nous prétendons présenter au monde. Il se réveille chaque fois qu’une situation ravive des blessures anciennes liées au désir d’amour et de reconnaissance.


En particulier, le manque de confiance en soi ou l’anxiété de performance résultent d’expériences désagréables vécues à l’école et en famille. Comme autrefois, nous redoutons d’être jugés, méprisés, isolés, abandonnés. Une petite voix nous souffle que nous sommes trop ou pas assez. Au lieu de l’ignorer, nous régressons dans la posture inférieure de l’enfant intimidé dans la cour de récréation ou qui encaisse des reproches. La conséquence du conflit qui se déroule entre l’enfant et l’adulte : la procrastination. Alors que l’adulte s’activerait, confiant d’être en pleine possession de ses moyens, l’enfant rumine, délègue, s’éclipse, se défend de porter la responsabilité de son immobilisme, n’ose pas développer sa vision.


Joseph Ferdinand Cheval, désigné sous le nom du Facteur Cheval, n’a pas fait les beaux-arts ni décroché aucun diplôme, mais il est connu comme l’architecte et le sculpteur d’une œuvre monumentale aujourd’hui classée historique, le Palais Idéal [2]. Cheval a obéi à son élan créatif sans s’occuper du qu’en-dira-t-on.


Château construit par le Facteur Cheval
Le Palais idéal

Le syndrome de l’imposteur ne demande pas la permission d’entrer en scène chez tous ceux, qui comme moi, ne se sont pas débarrassés de cet enfant détestable. Je le combats chaque fois qu’on m’interroge sur ma formation, sur mes antécédents de publication. L’espace de jeu que je m’attribue, m’échoit-il par mon mérite ? S’il me définit, qu’il me force à m’investir, que je dérange, en quelle qualité puis-je assurer qu’il me revient ?


La peur de dire


Dans un courriel reçu de Normand de Bellefeuille, auteur et éditeur décédé, j’ai longtemps buté contre ce passage : « […] le roman est un genre qui exige beaucoup de métier. » L’enfant en moi se retire dans un coin avec le goût de s’effacer parce qu’il se croit insuffisant. L’adulte au contraire accepte d’apprendre ce qui doit être appris. D’innombrables outils sont offerts : livres de références, cours institutionnels ou dispensés par des connaisseurs, mentors, pour ne signaler que ceux-là. Bien sûr, il faut commencer par posséder la langue, savoir charpenter un paragraphe, un texte. Une fois ce bagage acquis, des difficultés additionnelles se pointent.


Comment ne pas répéter le déjà écrit, se garder des clichés, de l’ordinaire, comment se distinguer ? L’enfant hésite, pense qu’il ne s’élèvera jamais au niveau des grands. Trop d’ambition peut freiner son entreprise. L’enfant a été éduqué à s’appuyer sur des instructions précises, mais la tâche le décourage. À l’opposé, l’adulte dont la personnalité a mûri se fiche de ne disposer d’aucune recette. Les Chants de Maldoror, ouvrage poétique en prose publié sous le pseudonyme de Lautréamont (Isidore Lucien Ducasse), nous sert un bon exemple d’un auteur qui n’a suivi aucun mode d’emploi. Avec quel résultat percutant !


Note : beaucoup lire et beaucoup écrire contribue au développement de sa voix particulière, son style.


La peur de se dire


Le phénomène du bégaiement, ce trouble de la parole qui embarrasse la fluidité verbale, a été étudié depuis la genèse de la médecine. Je constate que ce bégaiement n’apparaît pas seulement sous cette forme, il se manifeste sous nos doigts. Si les idées foisonnent, les phrases pour les structurer ne surgissent pas toujours comme on le voudrait.


Comment faire disparaître l’abîme entre l’idée et son expression claire, comment parvenir à être compris ? Une réponse simple se résumerait à axer nos efforts sur la précision du vocabulaire, la maîtrise de la grammaire et de la syntaxe, mais des blocages secrets persistent. Des émotions infantiles se dissimulent derrière cette paralysie, associées à toutes les fois où l’enfant que nous fûmes a été ridiculisé ou réprimandé.


Première solution : éviter de se censurer. L’écriture automatique libère le flux de l’imagination et quelques minutes suffisent pour rompre l’embâcle. Beaucoup d’ateliers travaillent à dérouiller les participants et participantes, à dédramatiser l’écriture, à vaincre les réticences et tabous. En fin de semaine dernière, l’atelier que j’anime chaque mois a utilisé la paronymie, une technique amusante par laquelle on place au début et à la fin du texte une même phrase qui varie par un seul mot presque homonyme d’un autre (ex. accident – incident). Nous nous sommes bien amusées.


Deuxième solution : un grand ménage dans les souvenirs négatifs démêlera les nœuds obstructifs. Par ailleurs, tenir un journal sur les progrès de notre écriture prouve le chemin parcouru, celui de l’adulte que nous devenons, de la vision qui se matérialise.


La peur du changement


Les professionnel·le·s maîtrisent les codes de l’arc narratif. Les lecteurs et lectrices de romans s’attendent à la mise en place du décor et des personnages, à la survenance d’un incident perturbateur, d’épreuves, au point culminant de l’intrigue, à un dénouement et à une conclusion. Cette règle universelle est en fait transposée de la vie de tout individu. Notre mémoire fonctionne de cette manière. Lorsque nous nous rappelons un événement passé, nous le construisons également sur le modèle de l’arc narratif et revêtons les habits des héros qui bravent le danger au fil du temps.


Plus encore au quotidien ou sur de plus longues périodes, chacun de nous s’engage dans une quête privée, franchit des obstacles, survit aux aléas et aux embûches, réalise en tout ou en partie son dessein. En cas d’échec, nous repartons vers le même but avec des moyens différents ou nous nous en fixons un autre plus accessible. Nous bâtissons au quotidien nos propres arcs narratifs.


Écrire nécessite d’affronter les peurs qui nous guettent dans chaque occasion de grandir. En voici une liste sommaire :

  • négocier avec la famille et les amis l’aménagement d’horaires : peur d’égocentrisme ou de ne pas être à l’écoute des siens, de les négliger, peur de manquer d’amour, peur de la séparation;

  • amorcer une transformation personnelle pour atteindre une authenticité qui nous démarquera de l’ensemble des auteurs et autrices : peur de se mesurer au groupe, d’être comparé, rejeté;

  • discerner le bon grain de l’ivraie entre conseils et critiques recueillis : peur de l’autorité, d’être blessé;

  • s’instruire de ses erreurs : peur de se tromper, d’échouer, de ne jamais être estimé à sa juste valeur ou de ne pas se montrer à la hauteur; et

  • explorer de nouvelles avenues : peur des risques, de l’impuissance, de frapper un mur.


Pour réduire nos appréhensions à néant, il faut leur désobéir, d’abord en des circonstances moins angoissantes comme pour une phobie. En s’exposant dans un environnement sympathique et bienveillant, elles perdent leur emprise, ce que je m’efforce de réussir dans mes ateliers d’écriture. Dans la francophonie et dans toutes les langues, on trouve des ateliers d’écriture fort intéressants. D’autre part, une collection de stratégies s’avèrent utiles :

  • décortiquer l’origine de nos tourments sans trop s’y attarder et se lancer;

  • noter dans un carnet les émotions ressenties pour mieux en prendre conscience et y souligner ses modestes victoires;

  • se résigner à ne pas contrôler tous les éléments qui gravitent autour de soi, le fameux lâcher-prise qui s’obtient souvent par la méditation.


Le sens de sa vie


Pour arrimer nos priorités à nos besoins, il n’y a pas trente-six chemins, mais un seul qui se décline en cinq étapes sur la carte de notre retour au centre de nos désirs profonds :

  1. renoncer aux distractions qui nous embrouillent

  2. s’accorder une légitimité sans chercher l’aval de l’entourage

  3. cesser d’être partagé entre raison et passion, sans crainte de souffrir

  4. avancer sans se priver de sa créativité

  5. définir pour soi le sens de la vie.


Exercice de motivation à accomplir pour mettre le couvercle sur la marmite des peurs et concrétiser la vision qui dort au fond de soi : choisir vingt mots qui traduisent ce qui vous pousse à écrire et les relire chaque jour.


Annie Lafleur, gagnante du Prix du Festival de la poésie de Montréal 2024 pour son recueil Puberté [3], ne pouvait mieux dire : « Il fallait que j’arrive à maturité dans ma création et mes émotions. »


[1] Éditions Albin Michel, 2023, 234 pages.

[3] Le Quartanier, Montréal, 2023, 144 pages

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