Enfant, j’aimais tracer des réseaux routiers dans la terre et y voir rouler les autos et les camions apportés par mes amis. J’y consacrais des heures. J’enviais les garçons qui recevaient en cadeau des ensembles de construction qui permettaient d’ériger des immeubles. Un jeune voisin chez qui j’avais admiré cette merveille me défendait d’y toucher. À la maison, je me contentais d’un jeu d’assemblage de billots et de rondelles de bois.
J’étais fascinée par les formes, en particulier des livres : couvertures souples ou rigides, épaisseur des pages, division par chapitres ou non, tables des matières, index. L’organisation des bibliothèques avec leurs meubles à tiroirs pleins de fiches bibliographiques, leurs rayonnages, leurs armoires fermées à clé et leurs espaces déambulatoires m’enchantait. Adolescente, je m’imposais de composer mes poèmes selon l’alternance d’un nombre défini de syllabes et je m’emprisonnais dans la rime.
Durant mes années de baccalauréat en littérature, je me suis souvent attardée aux structures des livres au programme, et pourtant Roland Barthes ne fut pas ma tasse de thé. Il ne me reste à peu près aucun souvenir du fameux Le degré zéro de l’écriture. Je n’affectionnais pas la théorie, mais j’aimais découvrir par moi-même les mécanismes qui articulaient les ouvrages à l’étude, allant même jusqu’à détecter les axes des abscisses et des ordonnées au sein d’un texte. L’analyse de la fréquence des mots « obus » et « fusée » dans Calligrammes de Guillaume Apollinaire et l’inventaire des images associées m’a ainsi valu quelques éloges. En conclusion, j’étais parvenue à mettre en lumière que l’espace à défendre et à reconquérir constituait la structure poétique du recueil.
Tous les auteurs y passaient avec plus ou moins de bonheur, au risque de me voir reprocher des dissertations superficielles ou compliquées. Mes efforts en ce sens pouvaient parfois sembler loufoques, par exemple dans le cadre du cours sur le surréalisme.
« Intéressant, mais... » était la formule qui revenait le plus souvent dans les commentaires de mes professeurs. Lorsque je consentais à approfondir les styles et les thèmes, cette démarche ne me réussissait pas beaucoup. « Tout a déjà été écrit, le devoir est inutile ! » me disais-je. Je me débarrassais des rédactions imposées en ne faisant que paraphraser les auteurs consultés. Mes phrases, longues, lourdes, dénuées de ponctuation, s’embarrassaient d’adverbes affligeants. Avec le recul, je trouve mes correcteurs trop indulgents.
En me remettant à l’écriture, cette bonne vieille obsession s’est manifestée de nouveau. En imaginant mon premier roman – Fleuve en colère –qui devait traiter entre autres choses de diversité, j’ai cherché à y incorporer une variété de formes pour illustrer ma pensée : poésie, théâtre, conte, chanson, le livre dans le livre, etc. Le résultat n’a emballé personne. À la suggestion d’un comité d’amies lectrices, j’ai élagué toutes ces excroissances pour obtenir un rythme plus satisfaisant.
Lorsque j’ai entrepris le deuxième roman – Colombes et corneilles –, une structure linéaire m’a semblé la plus appropriée. Je me suis fondée sur le fait que je fouillais dans le passé des ancêtres pour éclairer le présent de l’héroïne. De façon délibérée, j’ai procédé en suivant la ligne du temps, avec quelques va-et-vient et quelques rappels historiques contextuels.
Mon étonnement est complet quand j’entends des écrivains admettre qu’ils procèdent sans plan. Pour ma part, je crains trop le syndrome de la page blanche pour adopter cette approche. J’en suis encore à concevoir des itinéraires précis pour m’assurer du point de départ et du point d’arrivée. À ce propos, je tire quelques réflexions d’un ouvrage porté à mon attention par une amie d’enfance.
« De nombreux écrivains de fiction découvrent assez tôt dans leur carrière que cela ne sert à rien de rédiger un plan détaillé de leur récit. Au fur et à mesure que l’intrigue se développe, les différents personnages acquièrent une vie propre, parfois à tel point que l’écrivain peut être aussi surpris que son futur lecteur de ce que vont dire et faire ses personnages.
[…]
L’art est une aventure qui n’est guère compatible avec le désir de tout prévoir[1]. »
En littérature, pourtant, les structures sont partout. Des formes bien définies existent : les poèmes s’écrivent en vers, les pièces de théâtre en actes, les scénarios en scènes, et ainsi de suite.
Pour ce qui est des phrases, elles peuvent être syncopées, télégraphiques, dépourvues d’adjectifs ou de verbes, déshabillées de toute ponctuation, organisées ou non en paragraphes, mais elles commencent par une majuscule et se terminent par un point final.
Par ailleurs, les nouvelles sont des textes courts que couronne en général un élément de surprise glissé dans les dernières lignes. Font exception certains auteurs comme Anton Tchekov ou Alice Munroe qui décrivent une situation donnée comme s’ils s’étaient saisis d’un appareil photo pour capter l’atmosphère d’un moment.
En ce qui a trait aux polars, l’intrigue se dénoue avec la survenance d’un nouveau et ultime personnage ou la révélation d’une relation cachée au lecteur depuis le début. Louise Penny quant à elle, dans Au royaume des aveugles, bâtit son histoire en deux volets. Tous deux obéissent à un dessein pyramidal par l’ajout, au fur et à mesure, d’hommes et de femmes nécessaires à la conclusion.
Autre exemple, les romans d’amour. Toujours, ils opposent, par le jeu des malentendus et de circonstances quasi fatales, deux protagonistes épris l’un de l’autre jusqu’à ce que le hasard résolve l’insoluble et réunisse les amants malheureux.
Bayles et Orland précités recommandent aux artistes de se défier des techniques et des modèles, de résister à l’envie d’être rassurés en se fixant des objectifs précis, faciles à évaluer, avec une rétroaction prévisible. Selon eux, c’est comme mettre la charrue avant les bœufs. Je réfère ici à leur chapitre sur les idées et les techniques, après qu’ils se soient attardés sur les dangers des formations universitaires. Ils soutiennent que les standards tuent l’art. Ils remarquent que, lorsque le style domine une époque, les critères d’appréciation se durcissent et les critiques se concentrent sur la virtuosité, oubliant que l’art est affaire d’authenticité et de créativité. Ils ajoutent :
« Les artistes qui appliquent les règles à la lettre et avec plus d’habileté que les autres ne sont pas ceux qui passent à la postérité. Ceux qui restent sont ceux dont les œuvres ont justement servi à définir de nouvelles règles[2]. »
Dans un même ordre d’idée, les auteurs mettent en garde les artistes contre l’utilisation d’éléments qui appartiennent à d’autres époques et à d’autres lieux. À leur avis, ce serait accorder à l’art un pouvoir magique qui transcende le temps et l’espace, capable de rehausser l’éclat des réalisations contemporaines.
« Il y a une différence entre une signification incorporée dans une œuvre et une signification à laquelle il est possible de se référer[3]. »
Cet avertissement m’interpelle, car je viens d’ajouter une quatrième nouvelle au recueil Mythologie de la vie ordinaire, disponible dans la Boutique de textes. Parce que divinités et gens de la rue s’y côtoient, je suivrai ce conseil. Et je tenterai de ne pas, non plus, trop intellectualiser mon inspiration !
L’oiseau doit sortir de sa cage !
[1] BAYLES, D. et ORLAND, T. Petit Éloge des Arts, Paris, Éditions Retz, 2007, p. 28-29.
[2] Ibid., p. 103.
[3] Ibid., p. 63.
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