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Le sens de la formule

Dans ma jeunesse, un livre aux pages jaunies et friables a exercé sur moi une forte fascination. Le titre, Pensées, maximes et réflexions morales de La Rochefoucauld, incitait au respect. Publié en dix-huit cent quelque chose, une certaine considération lui semblait due. Je l’ai maintes fois feuilleté et maintes fois consulté son index par sujet, de « Accent du pays » et « Accidents » à « Vivacité » et « Volonté », en passant par presque toutes les lettres de l’alphabet.


J’étais fascinée par les phrases dogmatiques qu’il renfermait et qui coupaient court, croyais-je alors, à toute opposition. Retrouvé sur Gallica, bibliothèque numérique de la Bibliothèque nationale de France, je retranscris la première :


« Nos vertus ne sont le plus souvent que des vices déguisés. »


Ces phrases sonnaient comme l’écho d’une goutte tombée au fonds d’un puits de savoir grâce auquel je saurais me guider dans l'existence. Toutes me paraissaient si justes ! À cet âge si tendre où se réalise l’apprentissage de la lecture, on reçoit les raisonnements adultes comme des vérités indiscutables. Aiguillonnée par l'ambition d'en concevoir d’aussi incontestables, j’écrivais sur des fiches des sentences pompeuses qui me font franchement rigoler aujourd’hui. En voici trois exemples :


« Les amis ne sont trop souvent que des traîtres camouflés par nos propres sentiments envers eux. »


« Ne pas aimer une seule fois, c’est être à jeun toute sa vie; car l’amour est le repas de l’âme. »


« Le désert est le domaine des serpents venimeux; ainsi la ville est le domaine des hommes ! »


Un brin de sagesse et d'autocritique m’a retenu de poursuivre cette activité sur plusieurs années. Quoi qu’il en soit, les écrivains qui bénéficient d'une solide réputation possèdent l’art de composer de ces phrases qui éblouissent le lecteur, telle une révélation. De Saint-Exupéry a frappé dans le mille avec son Petit prince. Ses réflexions bien tournées ont marqué ma génération et les suivantes.


À l'occasion, j'implore la fée Plume de m’inspirer une de ces phrases qui retentissent dans les esprits comme des épiphanies. Je la supplie tout autant de ne pas me piéger avec une de ces déclarations si pauvres de sens qui pleuvent sur les réseaux sociaux. Ex. :


« Il ne faut jamais juger une personne qui traverse des difficultés, car un jour ça peut nous arriver. »

Mon commentaire : Nul besoin de craindre que le malheur se retourne contre nous ! L’empathie comme ciment de la communauté devrait suffire, non ?


« Le début et la fin sont identiques, alors profitez de l’intervalle. »

Mon commentaire : Ici, on se permet de décréter que, dans l’absolu, tout individu qui vieillit perd sa motricité, ses facultés de parler et de raisonner. La vie s’atrophie et s’affadit au fil des années. Belle perspective !


Au contraire de ceux qui affichent ces affirmations sans finesse, les grands écrivains détiennent le talent de glisser dans leurs textes des enseignements saisissants de profondeur, tels des prophètes ou des gourous qui envoûtent leurs disciples et impriment sur nos pensées des effets durables. Je pourrais citer Candide de Voltaire, Siddhartha d’Herman Hesse, plusieurs titres de Maalouf, Nietzsche, Hugo, Chateaubriand, Montesquieu, et qui encore !


En ce moment, je lis Les enchanteurs de Romain Gary[1]. Dès l’introduction, il a su m’ensorceler.


Premier chapitre, première page :

« Rien n’enrichit tant l’âme enfantine que tout ce qui donne une chance au mystère […] [2] »


Trois pages plus loin :

« Souviens-toi, mon fils, que l’on ne peut rien contre la vérité, aussi désagréable, menaçante et cruelle qu’elle soit, mais on peut toujours tout contre ceux qui vous la disent […] [3] »


Encore un peu plus loin :

« […] mon père m’avait déjà appris que la méchanceté et la cruauté, la brutalité et l’absence de cœur prenaient souvent des apparences humaines pour tenter de passer inaperçues, et qu’il ne faut point se fier aux nez, aux oreilles, aux visages aux mains, pour s’imaginer que l’on a affaire à des hommes[4]. »


Admirative, je me suis arrêtée à réfléchir sur les paramètres de ces observations si puissantes qu’on en demeure bouche bée.


J’en identifie cinq :

  1. Une histoire accrocheuse qui suscite émotions et sentiments pour soutenir l’intérêt et préparer le lecteur;

  2. Une structure de texte en entonnoir, c’est-à-dire a) des prémisses (même sous-entendues), b) un déroulement logique bâti comme un échafaudage de preuves à l'intérieur de scènes interreliées, ponctuées d’action et de digressions faites pour divertir, et c) l’incontournable phrase formulée de façon à englober toute la situation;

  3. Une synthèse de plusieurs éléments qui tient compte de toutes les facettes, et qui combine complexité et clarté;

  4. Elle ne doit pas équivaloir à une lapalissade, soit une évidence à la portée du premier venu. Exemple : le soleil brille pour tous;

  5. La maîtrise de la langue ne peut pas nuire.


L’histoire nécessite-t-elle une base crédible ? Même chez les surréalistes qui ne juraient que par l’écriture automatique, on déniche des perles. Ainsi, dans Nadja d’André Breton que j’ai étudié à l’université :


« Il se peut que la vie demande à être déchiffrée comme un cryptogramme[5]. »


Et bien sûr, il faut pratiquer comme l’artiste peintre qui dessine de multiples croquis pour assouplir mains, poignets, bras et épaules. Aux auteurs en herbe tels que moi, les ateliers d’écriture définissent un lieu privilégié. En préparation d'un projet pilote pour des séances virtuelles gratuites entre amateurs, je vise à progresser en bonne compagnie. Mais la gratuité constitue-t-elle une stratégie gagnante ?


Faut-il monnayer quelque chose pour lui assurer une valeur ?


Que dire des graffiteurs ? À dessein, je laisse de côté cet aspect de la question car l’art public est fondé sur l’indépendance du créateur, ce qui lui confère une toute autre dimension.


En raison des conséquences de la pandémie, certains chanteurs et musiciens ont choisi de rejoindre leur public par le biais des réseaux sociaux, et ce, sans exiger de rétribution. En provenance du milieu, les reproches n’ont pas tardé : les artistes n’étant déjà pas rémunérés comme ils le devraient avant le désastre sanitaire, quelle idée de se déprécier davantage ! Les malheureux ont dû se défendre en se réclamant de l’urgence toujours présente de créer et d’être entendus malgré le contexte défavorable.


Tout comme ces artistes en mal d’auditeurs ou de spectateurs, un écrivain qui n’a pas d’éditeur, donc pas de lecteur, est un écrivain en confinement forcé. Cette condition inconfortable, sinon souffrante, m’a motivée à lancer Les fauteurs de mots et à inviter d’autres auteurs à se servir des outils d’autoédition rendus disponibles à titre gracieux. Que faire d’autre ? Avec les ateliers d’écriture, j’avoue le désir secret (plus si secret dorénavant) d’augmenter les fréquentations sur le site. Mais je répète : la générosité est-elle mauvaise conseillère ?


Deux anecdotes illustrent mon souci.


Cet été, j’ai offert ma robe de mariée sur Facebook, présumant qu’avec les mises à pied nombreuses, j'aiderais un jeune couple à sauver des frais. Mon annonce n’a pas eu le résultat escompté. L’union à venir aurait-elle moins de valeur ?


La semaine dernière à l’épicerie, les clients dont le total des achats s’élevait au-delà d’une centaine de dollars obtenaient un plat de pyrex flambant neuf. N’ayant aucune envie de m'encombrer de cet objet, j’ai voulu le céder à la femme qui me suivait. Son aspect général traduisant ses maigres moyens, la caissière a accepté de bon cœur le transfert, au grand dam du client qui attendait derrière avec son fils. Leurs vêtements élimés et leurs figures émaciées plaidaient pour une politique plus philanthrope, mais sans facture justificative, l'employée s'est vu contrainte de rejeter leur demande.


L’altruisme n’est pas une affaire simple.


Cette dernière formule tombe à point, elle me plaît bien. Du coup, je vous en soumets une autre de mon cru : le temps est un bouffon qui se moque de nos certitudes et de nos incertitudes.


Et je m'en vais de ce pas écouter le nouvel album Travelling de Daniel Bélanger, sur Ici Musique, en diffusion gratuite jusqu’à demain. Pour moi, c’est comme ouvrir un coffre au trésor !

[1] GARY, Romain. Les enchanteurs, Éditions Gallimard, Collection Folio, 1973, 374 p. [2] Ibid, page 7 [3] Ibid, page 10 [4] Ibid, page 22 [5] BRETON, André. Nadja, Gallimard, 1963, p. 112

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