Dû au brusque effondrement de mon moral après avoir appris qu’un roman portant sur un sujet analogue à celui sur lequel je travaille venait de paraître, j’ai relégué à plus tard la poursuite de mon projet. Cette subite indisposition représente un exemple patent des conséquences qui découlent du bruit, thème dont j’ai traité dans un billet précédent. Pour ce motif, exit la consultation de Le D Magazine, édition du samedi du Devoir, tant que je n’aurai pas terminé ! Je goûte néanmoins ce recul involontaire qui m’a fourni l’occasion de mieux cerner ma vision et le but que je traque, mot à mot.
Réfugiée en forêt avec mon conjoint à l’occasion de ses vacances, j’ai soigné mon mal-être en abandonnant mon esprit à la dérive, au cœur de la nature. Celle-ci m’a offert un poème, Au pays fatal, que j’ai publicisé à mon retour sur Facebook et que j’ai inclus dans mon recueil Poèmes de l’après.
D’autre part, ce séjour m’a inspiré une nouvelle, Vénus ou Ondine, même combat. J’en ai profité pour mettre à jour le recueil de nouvelles Mythologie de la vie ordinaire en y ajoutant deux autres histoires déjà dans mes cartons : La cyclope et la méduse et La liberté au banc des accusés. Je vous invite à parcourir ce recueil et à le commenter.
Pendant mon « repos » forcé, je me suis aussi farci un gros bouquin, Les constellées de Daniel Grenier. Il faut croire que mon tourment d’autrice a découpé ma passion littéraire en plusieurs morceaux que je rassemble aujourd’hui avant de me replonger dans la rédaction de mon roman.
Ce journal, comme il l’intitule lui-même, je ne l’ai pas choisi. De ma famille et mes ami.e.s, j’apprécie recevoir en cadeau une œuvre qui ne m’attire pas de prime abord. La découverte s’avère rarement décevante. Cette fois, elle m’a permis de mesurer mon ignorance abyssale en matière de littérature féminine et de m’initier à un univers si riche qu’il ne cessera plus de me nourrir.
Un peu ardues, les cent premières pages ne m’ont cependant pas découragée. Malgré le vocabulaire quelques fois hermétique (exemple : pentalogie et corporéité), j’ai jugé bon de persister dans ma lecture. J’aime les défis !
S’étant accordé une année pour lire ce qu’écrivent les femmes en écartant préjugés et présupposés sexistes, l’auteur a entrepris de désapprendre ce qui lui a été inculqué pour mieux développer son empathie, et contribuer à dégager l’espace vital nécessaire pour mettre en valeur les autrices invisibilisées.
Daniel Grenier manifeste d’abord son respect pour celles qui ne cherchent pas à simplement dessiller nos yeux, mais commandent de les garder grands ouverts (chap. Les femmes que j’ai lues sont dangereuses et Les oubliées, les empêchées). Par la suite, il souligne l’efficacité de toutes celles qui ne craignent pas la collision entre vécu et fiction (chap. Les fictives, les autofictives). S’attardant à la filière française, il signale les influences qui les tressent les unes aux autres malgré les époques et les contextes, et le fait qu’elles partagent un appétit certain pour la liberté d’expression.
Pourfendant le milieu misogyne de l’édition, Daniel Grenier appuie sur l’importance de la sororité, de la communauté, du réseau de solidarité qui, tel un tremplin, peut sauver la littérature féminine de l’anonymat assassin, et approfondit par ailleurs les moyens dont les autrices disposent pour exister (chap. La déconstruction du canon et Les essayistes, les romancières).
Étrange coïncidence, privée d’ondes cellulaires et de wifi, la radio — mon unique contact avec la civilisation — diffusait au même moment une émission au cours de laquelle Michel Tremblay déclarait que la société de son enfance — et la mienne — avait été bâtie par les hommes, pour les hommes et contre les femmes.
Le chapitre que Daniel Grenier consacre aux autrices autochtones m’a bouleversée (chap. Statut d’Indiennes). Selon lui, leurs enjeux titanesques ne souffrent ni bienveillance ni compassion, mais exigent que, recueilli.e.s, nous les écoutions transcender leur existence, comme seules elles peuvent y parvenir. J’approuve.
Il continue ensuite son exploration avec les femmes que le pouvoir s’évertue à museler (chap. Les sorcières, les hystériques et Les suggestions). Ayant autrefois étudié Les sorcières de Michelet, je me considère ici plus solide. Le chemin vers l’épanouissement passe par la formation et le mentorat. Qu’on se le dise !
Dans le chapitre Les influences, chaque paragraphe commençant par « Je veux écrire comme » m’a interpellée, tant la célébration de la plume féminine galvanise. L’envie de s’y atteler croît au fur et à mesure des phrases qui s’enchaînent. Enfin, après avoir salué l’examen franc et sans détour de la relation fondamentale au corps et à la différence (chap. Le corps et Le queer), il conclut par un vibrant hommage à une enseignante qu’il avait mésestimée à l’âge ingrat de l’adulescence (chap. Signes de piste).
On en retient que la verve des femmes est dérangeante, qu’elles s’expriment « out of the box », formule empruntée de l’anglais et qui se traduit à peu près par « de façon originale » si vous insistez. Dans tous les cas, leur voix ne se catégorise donc pas. En particulier, au récit de soi sans concessions et à l’appropriation de la vie d’autrui, elles opposent la quête stérile du réel. Cette position complexe enfante des personnages hors norme qui défendent leur propre regard sur le monde.
Dans l’ensemble, ça frise le dithyrambe, mais l’exercice auquel il s’est prêté est sincèrement emballant et c’est pourquoi on y croit. Toutefois, on ne peut pas tomber d’accord sur tout. Lorsqu’il s’exclame « Quelle phrase absurdement alambiquée! » devant l’incipit de Trois femmes puissantes de Marie Ndiaye, je m’insurge. Voici l’introduction en question :
« Et celui qui l’accueillit ou qui parut comme fortuitement sur le seuil de sa grande maison de béton, dans une intensité de lumière soudain si forte que son corps vêtu de clair paraissait la produire et la répandre lui-même, cet homme qui se tenait là, petit, alourdi, diffusant un éclat blanc comme une ampoule au néon, cet homme surgi au seuil de sa maison démesurée n’avait plus rien, se dit aussitôt Norah, de sa superbe, de sa stature, de sa jeunesse auparavant si mystérieusement constante qu’elle semblait impérissable. »
Je me récrie : non mais, quelle prose éblouissante !
Il est tout à fait curieux, et révélateur il me semble, de constater que l’incompréhension de l’homme s’affiche au centre (p. 342) des six cents pages de son ouvrage.
Ah, comme je veux écrire comme Marie Ndiaye !
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