À moins d’avoir un coup dans le nez, je suis celle qui choisit ses mots avec soin. Tourner sa langue sept fois avant de parler, ce proverbe si souvent répété tout au cours de mon éducation, a renforcé ma réserve. J’assume ici mes contradictions car, pas plus tard que ce matin, j’ai blessé quelqu’un en exposant sans nuance mon point de vue. Et je n'avais rien consommé... Mis à part ces moments aléatoires de spontanéité, je m’efforce à la prudence, surtout à l’écrit. Je m’attarde à l’agencement des sons et je corrige au fur et à mesure que la phrase se construit. J’avance donc au rythme d’un limaçon pour approcher au plus près d’un sentiment de satisfaction. Pourtant, ce n’est pas sans savoir que l’émotion liée à l’atteinte du but s'évapore plus vite que la rosée du matin, que quelques semaines suffisent pour avoir envie de tout renvoyer au néant.
À la suite de mon billet de février, les commentaires reçus m’ont poussée à expérimenter une forme de création contraire à cette méthode laborieuse qui a pour effet de me cloîtrer. Je me suis inscrite dans un atelier d’écriture à la bibliothèque du Plateau Mont-Royal pour dénouer les lanières de ma camisole de force. Les aînés du groupe, c'est-à-dire ceux qui fréquentent ce type d’activité depuis plusieurs années, m’ont expliqué avec générosité les secrets du procédé. Exercices de respiration, de relaxation, écoute de musique, les trucs ne manquent pas. Surtout, écrire tout ce qui traverse l’esprit, même le fait que rien d’intéressant ne surgit, le répéter jusqu’à écœurement si nécessaire, jusqu’à ce que d’autres mots s’échappent du cerveau, que des images se manifestent, comme dans un rêve éveillé.
Pas besoin de décrire l’énorme sentiment d’insécurité qui a germé aussitôt. Par-dessus l’épaule droite se penche le regard de mes juges, parents et professeurs; à gauche, celui des personnes trop indulgentes, famille et amis, qui ménagent la critique pour ne pas étouffer la flamme. Si je chéris tant les plans d’architecte minutieux, c’est que je pâtis d’acquis nuisibles.
Durant vingt ans, j’ai appris à éviter les mots qui provoquent la rage et les corrections terrifiantes d’un père instable. Intimidée à l’école, j’ai renforcé cette aptitude à m’attirer le moins de maux possible. Devenue mère, combien de fois ai-je pleuré les conflits nés de paroles malencontreuses, surtout à l’adolescence ! Distraite incurable, ce parcours a été un vrai chemin de Damas. Par mon métier au sein de l’édition juridique, je n’ai plus vu l’écriture autrement qu’une lente réflexion par laquelle émerge l’expression, la phrase, le paragraphe le plus juste jusqu’à figer dans le béton mes pulsions créatives.
Pour me réformer, j’ai entrepris jour après jour l’un des trois projets qui m’occupent depuis l’automne (rédaction d’un recueil de nouvelles, recherches pour documenter le prochain roman, réécriture d’un journal de jeunesse) en transcrivant sans filtre mes divagations. Sans plan ni rien de structurant, seulement ce qui vient sans avoir été appelé. Étrange paradoxe, si je ne suis pas en panne d’inspiration, je cours au milieu du désert. Je me brûle la plante des pieds sur trois chemins entortillés autour de mon désir de pénétrer le puits d’où tirer la source vive des mots qui bouillonne et aspire à jaillir des profondeurs. La tempête de sable qui pointe obscurcit l’horizon.
Voici les pensées qui m’affligent et que je dois enjamber pour continuer ma route.
Le recueil de nouvelles inspiré des héros du quotidien : je me demande qui ça peut bien intéresser.
Le roman : mes recherches prennent beaucoup trop de temps et me confrontent au syndrome de l’imposteur. Malgré toutes les bonnes intentions du monde, toute la compassion dont je peux faire preuve, est-ce que je ne m’arroge pas le droit de narrer l’histoire de gens bien mieux placés que moi pour la raconter ?
Le journal : sa réécriture, qui ouvre la porte sur un personnage de série, m’enthousiasme et me pétrifie à la fois vu mon inexpérience.
Le blogue : lu, pas lu, ça n’a pas tant d’importance, d’abord que l’accès à mes textes est devenu réalité. L’auteur qui n’est pas lu n’est pas nécessairement un auteur souffrant. En comparaison, le recueil, le roman, le journal me chaussent de bottes de plomb. Il est vrai que courir quatre lièvres à la fois est déraisonnable.
Est-ce l’hiver qui m'exhorte à l'hibernation ? La neige, les pluies verglaçantes et la rareté de la lumière m’affectent. Je languis de profiter du soleil sur une pente de ski, de partir voyager ou d’aller m’éclater dans un festival plutôt que de m’acharner à agencer des mots sous l’éclairage artificiel et cruel de mon écran d’ordinateur. L’obscure obsession d’écrire tourne à la dépression. Je ressasse le souvenir du travail appliqué (effectué sur mon dernier roman pour tenter de me conformer aux lignes directrices d’un éditeur intéressé) qui a fait chou blanc.
Ma créativité se morcelle, se disperse. J’ai la chienne que rien de concret n’en sorte. Qu’aucune colle ne rassemblera les matériaux. Que le casse-tête restera éparpillé au sous-sol de mes ambitions. Que les traumatismes répétés de la vie ont modifié mon cerveau au point de l’atrophier, qu’avec l’âge trop de neurones en décomposition encombrent les chances d’une régénérescence.
J’affronte le chaos. Ça tourbillonne fort. Comme au début des tempêtes, l’accalmie qui a suivi le lancement du blogue n’augurait rien de bon. Les escargots et les tortues préfèrent la brise heureuse, insouciante des crimes humains, le souffle discret qui balaie les champs sans en avoir l’air, le petit vent frais qui s’emmêle aux insectes pollinisateurs et aux oiseaux pour couvrir la terre de fleurs et de bosquets odorants. Ce zéphyr, il m’émeut et je me fais violence de m’y réfugier.
Pour me détendre et m’éclaircir les idées, je bois des tisanes de herba mate. Devrais-je fumer du pot, caler une bouteille de vin ? Qu’est-ce qui dégèlera le moi stérile qui essaie de comprendre comment il sera ensemencé par un fatras de mots incohérents ?
Marie attend la Visitation tandis que le ciel s’assombrit. Difficile de croire que l’ange fendra l’épaisse couche de nuages pour descendre jusqu’à moi.
Une vague de découragement déferle. Les questions et les réponses sinistres se bousculent au portillon : quelle importance d’écrire, quel intérêt à accomplir quoi que ce soit ? Des écrivains encensés publient des monstruosités (exemple récent, Matzneff), et le génie se fait varloper par la critique (Prévert) ou s'éteint dans l’indifférence (Nelligan). Pendant la microdurée de notre existence, pourquoi se cramponner à la réalisation de nos désirs ? La vie n’est qu’une mort annoncée et, si une telle chose était permise, je renoncerais à tout en échange de l’assurance du bonheur de mes enfants. Devant l’inévitable incertitude, autant pianoter sur le clavier.
Je me relis, consternée. « Oh ! Ce n’est pas une bonne journée ! » Mieux vaut prendre une pause.
Il y en a qui ont le chaos génial comme Prévert qui jetait sur le papier tout ce qui lui passait par la tête et qui remaniait tout à la virgule près, à la façon du sculpteur. La colère, la tendresse, l’indignation, l’humour, la révolte et l’enchantement façonnaient son œuvre, lui donnaient une âme, l’habillaient de férocité ou d’innocence, la paraient de poésie.
La confusion me plonge dans un état de prostration douloureux. Quand tout retombe en pièces détachées, encore faut-il nettoyer le terrain, le clôturer, se débarrasser des détritus, sélectionner les matériaux les plus aptes à rebâtir la maison. Sur le coup, je ne vois que le désordre et la liste de mes incompétences jonchant le sol. L’entreprise me paraît colossale.
Par ailleurs, j'ai terminé la lecture des quatre livres de Sylvie Drapeau: Le fleuve, L'enfer, Le ciel et La terre . J'admire l'honnêteté, l'authenticité et le talent de cette autrice qui ne s'effraie pas d'exposer le désordre intérieur et qui réussit à l'élever au-dessus de sa condition. Bouleversant.
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