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Photo du rédacteurMichele Lesage

Exaptation, un concept tentaculaire

Toujours curieuse de la façon dont les disciplines extérieures à la littérature enrichissent ce domaine, je suis tombée sur le mot exaptation (merci à mon conjoint qui l’a lu dans Where good ideas come from de Steven Johnson, paru en 2010).


La théorie


Issu de la biologie, l’exaptation est un concept qui date des années 80. Elle désigne la faculté pour un organisme de développer un trait acquis et optimisé, soit une fonction ayant un usage spécifique, pour le détourner vers une fonction différente. L’exaptation peut être comprise comme une adaptation sélective opportuniste. De nombreux scientifiques croient aujourd’hui que les plumes auraient eu pour fonction primitive de réguler la chaleur du corps des oiseaux avant d’être finalement utilisées pour voler.


Grâce à Darwin, nous connaissons le mécanisme de l’évolution des espèces et celui de la sélection naturelle. Or, l’exaptation serait un processus par le biais duquel un rôle imprévu serait attribué à une fonction primaire. Elle se distinguerait de l’adaptation des individus à leur environnement en ce qu’elle n’occasionne aucun changement aux caractères apparents des fonctions dont ils se sont pourvus. Par exemple pour les oiseaux, les plumes sont demeurées des plumes.


Contrairement à une opinion répandue qui remonte à Aristote selon laquelle la fonction crée l’organe, l’exaptation démontrerait que l’évolution ne dépend pas d’une quelconque planification, mais qu’elle saisit les opportunités qui se présentent. Le besoin n’est plus le seul créateur de fonction, et l’exaptation consiste à réinventer la fonction héritée du passé. Bref, la Genèse y perd encore des plumes.


L’informatique s’est emparée du concept pour en dégager un processus en six phases : exploration, découverte d’espaces ouverts, communication, réflexion, configuration et reconfiguration, soit la création de fonctions inédites à partir de fonctions existantes. Une expérience observée sur des enfants illustre le phénomène. Lors d’une exposition, des adolescents brésiliens ont soumis des maquettes pour l’organisation de visites touristiques. Les maquettes étant libres d’accès, des enfants ont procédé selon ces six étapes pour s’approprier de petites voitures placées dans les rues et imaginer des jeux interactifs[1].


Dans le champ technologique, Joel Mokyr, historien de l’économie, et Nicholas Dew, professeur de management stratégique, ont relevé plusieurs exemples d’exaptation comme l’ampoule électrique dont les propriétés thermiques ont fondé de multiples usages autres que l’éclairage et le téléphone qui, d’abord conçu pour la transmission de la voix, gère dorénavant quantité d’opérations, notamment les textos et l’exploitation des réseaux sociaux, sous sa forme cellulaire.


Écriture et lecture


L’écriture et la lecture sont récentes dans l’aventure humaine. Stanislas Dehaene, psychologue spécialisé en neuropsychologie, et Laurent Cohen, professeur en neurologie, avancent que les structures cérébrales affectées à reconnaissance visuelle des formes auraient été modifiées pour les adapter à l’écriture et à la lecture. Ainsi, dans le cerveau du singe, les neurones comprennent une sorte d’alphabet qui s’accorde à des formes simples, lesquelles permettent à l’animal d’identifier les objets, les visages et les détails de son environnement. Or, la région du cerveau qui s’active à la lecture y correspond. L’être humain aurait donc recyclé ces formes pour élaborer divers alphabets. Une large quantité de ces formes sont présentes dans toutes les cultures, ce que signale une étude de l’Institut Caltech en Californie. Ces spécialistes concluent que notre cerveau n’a pas évolué pour lire, mais qu’il a « bricolé » pour que l’écriture évolue vers la lecture[2].


Littérature


Nietzsche qui prônait la survenue du surhomme n’aurait que référé à la capacité de l’humain de se transformer par le biais de la notion de responsabilité, notion qui équivaudrait à l’exaptation d’une adaptation ancienne. La mémoire organique et la mémoire nerveuse auraient dévié de la mémoire biologique vers la mémoire disciplinaire, puis vers d’autres formes de mémoire englobant la responsabilité et la volonté libre[3].


Selon Julien Schuh, maître de conférences à l’Université Paris Nanterre, le grand poète Alfred Jarry travaillait en transmuant ses lectures, et ce, en suivant trois étapes : abstraction, concentration et exaptation. L’écrivain les assimilait de manière à les libérer de leur contexte, les condensait en une forme brève pour en réévaluer et réaménager la signification dans l’ensemble de son œuvre[4].


Pour revenir à l’ouvrage de Steven Johnson, l’auteur consacre un chapitre complet à la notion d’exaptation. Il fait remonter l’invention de l’imprimerie par Gutenberg à Pline l’Ancien qui décrivait le pressoir à vin. Gutenberg ayant lui-même été vigneron en aurait retenu le principe, adaptant cette technologie à un domaine complètement différent. Il va plus loin en associant les cartes perforées utilisées par les tisserands pour concevoir des motifs de soie aux balbutiements des ordinateurs programmables. Il suggère même que Francis Crick, co-lauréat du prix Nobel de physiologie ou médecine en 1962 pour la découverte de la structure de l’ADN, se serait inspiré des moulages de plâtre en sculpture. Il mentionne aussi le Web conçu pour des communications entre spécialistes et les usages multiformes qui en ont résulté.


Johnson souligne que James Joyce a récupéré dans son roman Ulysse l’idée d’un nouveau mode narratif, le monologue intérieur, utilisé par Édouard Dujardin dans sa nouvelle Les lauriers sont coupés. Par ailleurs, plusieurs auteurs ont intégré cette technique appelée flux de conscience ou courant de conscience, dont Virginia Woolf, pour insérer dans l’intrigue les traits tant psychologiques qu’émotifs (état d’esprit, divagations, pensées contradictoires) des personnages.


Dans le domaine de la peinture et des arts visuels, on pourrait citer Picasso, Miro et Riopelle et tant d’autres peintres qui ont déconstruit les règles de façon délibérée et qui, par le moyen de quantité d’essais et erreurs, ont découvert un genre qui a révolutionné le domaine. Les surréalistes n’ont-ils pas marché dans les mêmes traces ?


Les expériences multidisciplinaires de lecture publique accompagnée de performances visuelles et numériques, de danse et de musique devant public découlent-elles de cette exaptation, la lecture qui était un acte solitaire devenant un événement collectif remplissant une fonction toute neuve ?


Intelligence artificielle


Parce que l’événement est tout frais, je n’ai pas résisté à visiter le site de ChapGPT lancé par OpenAI en novembre 2022, un prototype d’agent conversationnel capable de répondre rapidement aux questions posées.


Pour le mettre à l’épreuve, je lui ai demandé quelles étaient les critiques formulées à l’endroit de la notion d’exaptation. Voici sa réponse, traduite à l’aide de Google traduction :

  1. « Difficulté à distinguer l’exaptation de l’adaptation. Certains scientifiques soutiennent qu’il est difficile de déterminer si un trait ou une structure a évolué principalement pour sa fonction actuelle ou s’il a été exapté d’une fonction antérieure.

  2. Pas de définition claire. Il n’y a pas de définition universellement acceptée de l’exaptation, et différents chercheurs peuvent utiliser le terme de manière différente.

  3. Dépendance excessive à l’égard du concept. Certains critiques soutiennent que le concept d’exaptation est utilisé trop fréquemment et qu’il peut être utilisé pour expliquer tout trait ou structure qui ne semble pas avoir un objectif adaptatif évident.

  4. Interaction entre l’adaptation et l’exaptation. Certains chercheurs soutiennent qu’il peut être difficile de démêler l’interaction entre l’adaptation et l’exaptation, et que les deux processus fonctionnent souvent simultanément. »

Assez impressionnée, je lui ai demandé comment l’exaptation s’appliquait à la littérature. Voici sa réponse, traduite à l’aide de Google traduction :


« En littérature, l’exaptation peut être appliquée à des personnages, des thèmes, des symboles ou d’autres éléments qui servaient à l’origine un but, mais qui, avec le temps ou par l’interprétation, ont pris un nouveau sens ou une nouvelle fonction. Par exemple, un personnage qui a été créé pour réaliser une fonction d’intrigue précise peut en venir à représenter quelque chose de plus universel ou symbolique à travers l’interprétation des lecteurs ou des critiques. De même, un thème qui était autrefois périphérique à une œuvre peut devenir central ou important par le biais d’une réinterprétation ou d’un contexte culturel changeant. »


Intéressant, mais il manque des sources pour valider ou invalider, nuancer et approfondir. Les enseignants ont tout de suite vu l’éléphant dans la pièce, soit le danger d’exaptation justement, c’est-à-dire le danger que leurs étudiants s’en servent pour rédiger leurs travaux, plongeant sans plus réfléchir dans le plagiat. Toutefois, on peut peut-être considérer l’arrivée de cet outil de connaissance comme l’équivalent de la calculatrice en son temps. On prévoyait que les étudiants ne sauraient plus calculer, ce qui s’est avéré faux.


OpenAI est un laboratoire de recherche qui se donne pour mission de promouvoir et de développer l’intelligence artificielle de manière à maximiser le potentiel humain et de minimiser les conséquences négatives. Utopiste et naïf ?

[1] LABRUNE, Jean-Baptiste. Enfants et technologies créatives : un phénomène d’exaptation, Thèse, Université Paris Sud, le 18 décembre 2007 https://web.media.mit.edu/~labrune/publications/2007.Phd.Labrune.pdf

[2] Les neurones de la lecture, 14 octobre 2013. https://www.blog-lecerveau.org/blog/2013/10/14/les-neurones-de-la-lecture/. Consulté le 30 janvier 2023 BADETS, Arnaud et RENSONNET, Charlotte. Une approche idéomotrice de la cognition, dans L’Année psychologique, 2015/4 (Vol. 115), pages 591 à 635. https://www.cairn.info/revue-l-annee-psychologique1-2015-4-page-591.htm

[3] STIEGLER, Barbara. Le demi-hommage de Michel Foucault à la généalogie nietzschéenne In : Les historicités de Nietzsche [en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2016 (généré le 31 janvier 2023). http://books.openedition.org/psorbonne/96885

[4] BRIQUET, Aurélie. Les règles du jeu, ou comment peut-on lire Jarry ? mai-juin-juillet 2015 (vol. 16, numéro 5). https://www.fabula.org/acta/document9351.php

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