Le succès du travail en équipe repose sur des règles qui ont fait leurs preuves : s’entendre sur un objectif commun, rassembler les compétences, établir une bonne communication, responsabiliser chaque membre du groupe, tenir compte de ses limites et des leurs, et maîtriser les principes de base de la gestion de projet.
Malgré tout, l’être humain a le don de se défiler et d’adopter des comportements inadéquats. Certaines personnes préfèrent s’isoler et y parviennent malgré les mises en garde, d’autres ne collaborent qu’à moitié, d’autres encore monopolisent les tâches les plus agréables, les moins fatigantes ou les plus valorisantes, ou accaparent tout un volet des livrables parce qu’ils ne savent pas faire autrement, esclaves d’un trop-plein d’énergie qu’ils n’arrivent pas à canaliser en dehors des heures de bureau.
Quelques environnements ne peuvent cependant agir sans une attribution de rôles définie avec une grande précision. Au bloc opératoire, par exemple, le chirurgien, l’anesthésiste, le personnel infirmier, le technicien assigné au fonctionnement des appareils et l’infirmière instrumentiste ne peuvent échanger leurs places. Le maillon faible de la chaîne est alors vite identifiable et un correctif imposé, le cas échéant.
Hormis les métiers et professions soumis à un processus rigide, l’encadrement du travail d’équipe est donc sujet à un flou inévitable. Ce mécanisme imparfait se reproduit dans l’écriture à plusieurs mains. Pourtant, beaucoup réussissent à publier des ouvrages ainsi conçus qui laissent leur trace. André Breton a publié Les champs magnétiques avec Philippe Soupault et L’immaculée conception avec Paul Éluard. Benoîte et Flora Groult ont connu du succès avec leur Journal à quatre mains et leurs romans féministes.
L’écriture collaborative possède une riche histoire. Au Japon, la tradition littéraire du renga, forme populaire de poésie dans lequel plusieurs poètes enchaînent des strophes interconnectées, date du XIVe siècle. Ce genre ancestral se pratique encore aujourd’hui. Plus près de nous, les surréalistes se livraient à des jeux d’écriture comme celui du cadavre exquis qui consiste à construire à plusieurs une phrase dont chaque partie est composée dans l’ignorance de ce que les autres ont rédigé. Leur ont succédé les oulipiens qui, friands de jeux littéraires exécutés sous toutes sortes de contraintes pour libérer la créativité, inspirent les ateliers d’écriture modernes.
En début d’année, j’ai été tentée de joindre des amies dans un jeu d’écriture de textes à quatre mains. Chacune de nous a été jumelée à un.e partenaire et, fait singulier, nous avons vécu trois expériences complètement différentes. Pour l’une, ça a été le bonheur : les flûtes se sont accordées d’elles-mêmes. Pour l’autre, la rédaction s’est avérée plus laborieuse en raison d’une vision dissemblable de l’histoire. Pour ma part, j’ai frappé un mur : la personne qui m’avait été attribuée a abordé un sujet qui m’ennuyait. J'ai surmonté mon agacement et j’ai fourni la suite. La réponse a tardé bien au-delà du délai imparti au point que j’ai perdu tout intérêt. J’ai abandonné, non sans examiner les raisons de mon échec.
Mes lectures m’amènent à conclure que les conditions gagnantes sont la complémentarité, l’organisation, l’éthique de travail, l’écoute et l’échange.
La complémentarité
Se lancer en aveugle dans l’écriture à plusieurs mains est une aventure risquée. Un équilibre entre les forces et les faiblesses, entre les connaissances et les compétences est essentiel pour susciter l’alchimie, le contexte propice à la création.
Une distinction doit être bien comprise entre complémentarité, affinité et similarité. Les lacunes de l’un doivent pouvoir être comblées par les qualités, les talents et les capacités des divers partenaires. Complémentarité et affinité répondent à ce souhait, mais non la similarité. Je suis d’ailleurs admirative de la performance exceptionnelle d’une amie d’enfance, Marie Laurin, qui a coscénarisé avec sa fille Clara le film The Uncanny et qui remporte actuellement une reconnaissance internationale. Leur complicité et leur habilité à réunir autour d’elles une équipe diversifiée en sont une belle illustration.
La question du style m’apparaît tout un défi. Si l’un emploie un langage ampoulé ou classique et que l’autre ne se sent à l’aise qu’avec des mots simples, proches du langage parlé, on peut s’attendre à une fracture désagréable dans le discours. L’incompatibilité peut aussi se traduire par une préférence pour des phrases courtes, ponctuées de points de suspension, d’exclamation et d’interrogation versus celle qui privilégie des phrases longues pourvues de virgules, parenthèses, tirets et points virgules. Il est possible néanmoins de se tirer d’embarras en confiant les dialogues à l’un et les descriptions à l’autre.
L'organisation
Une bonne préparation évite les mauvaises surprises. Dans la phase de planification, pourquoi ne pas d’abord s’entendre sur les points non négociables et sur les éléments qui demandent plutôt de la flexibilité ?
Proposition de règles strictes
Genre littéraire (roman, l’essai, les pièces de théâtre, la poésie, scénario, etc.) : tomber d’accord sur le genre et sur les codes de ce genre. Peut-être voudrez-vous exploiter ou vous tenir loin des clichés. Votre choix.
Partage du travail : la division peut se faire en fonction des personnages, des chapitres, du nombre de mots, des points de vue abordés, de la structure (introduction, intrigue, conclusion), des descriptions et des dialogues, des scènes d’action, etc. On peut également imaginer qu’une personne se concentre sur l’élaboration de l’histoire, sur les recherches (scientifiques, sociologiques, généalogiques, etc.) et que l’autre se consacre à l’écriture elle-même.
Environnement : vidéoconférence, rencontre dans un lieu désigné (café, espace de travail collaboratif, domicile, etc.), traitement de texte, format de document, etc.
Délai : choisir les dates de remise et définir dès le départ si ces dates sont modifiables ou non. Même si on opte pour un peu d’élasticité, déterminer un terme à la période de prolongation. Cette règle doit être appliquée à la remise de commentaires et de correctifs. Si l’échéance est dépassée pour cause de panne d’inspiration ou pour toute autre raison valable, le signaler pour que le partenaire puisse apporter son aide, suggérer des idées ou même soutenir le moral.
Méthode de rétroaction : convenir de la manière, soit en personne, par téléphone, vidéoconférence ou par le biais d’un logiciel d’échange, ou encore à même le document manuscrit ou en ligne avec une fonction commentaires ou des codes de couleur. Si la façon de rétroagir comporte l’envoi de fichiers, décider d’une convention claire pour les identifier (ex. initiales et no de version).
Budget : Quand il est question d’argent, mieux vaut mettre cartes sur table. Les bons comptes font les bons amis.
Suggestion de points flexibles
Grandes idées et plan général : dans le domaine de la créativité, à part lorsqu’un budget est un enjeu, la souplesse ne peut que contribuer à enrichir l’œuvre.
Narration : la voix narrative peut varier entre une voix omnisciente, celle des protagonistes ou une voix externe, entre les pronoms personnels (première, deuxième, troisième personne du singulier ou du pluriel).
Personnages : les personnages principaux et secondaires, leur nombre, leurs caractéristiques physiologiques et psychologiques, leur évolution probable, ceux qui ont pour fonction d’aider et ceux à qui l’on assigne celle de nuire sont tous appelés à des transformations au fur et à mesure de la rédaction.
Le contenu : la scène initiale, la situation géographique, les décors, les épreuves, le fil du temps peuvent être développés, étoffés.
Le ton : Le mélange de tons (humoristique, dramatique, poétique, etc.) n’est pas forcément une erreur.
L’éthique de travail
Faire preuve de souplesse : pour se laisser imprégner des idées de l’autre, pour modifier des points déjà décidés, pour prolonger un délai en raison d’un imprévu, pour accepter, adapter une nouvelle idée en cours de réalisation, s’entendre sur des alternatives, pour accueillir la critique, les idées d’amélioration, méditer les commentaires, pour négocier les compromis, mettre de côté son ego (ne pas s’offusquer d’une idée rejetée, surtout si la raison du rejet se fonde sur un danger d’incohérence avec l’ensemble !). Si une idée n’est pas retenue, elle peut être conservée pour plus tard, pour un autre projet d’écriture.
Faire preuve de rigueur : prioriser la cohérence (à moins de concocter volontairement une œuvre absurde), ne pas procrastiner, adopter une communication ouverte, utiliser la critique constructive.
L'écoute et l'échange
Être à l’écoute et discuter permet à chacun de clarifier sa vision et ses positions, ses choix factuels, ses attentes et d’aboutir à un style commun. C’est une opportunité d’évaluer les idées, leur potentiel, la forme qu’elles peuvent prendre et l’interprétation qui peut en découler. Si une session de remue-méninges est habituellement prévue au début d’un projet, elle peut être un atout si elle est envisagée comme enrichissement de l’œuvre en continu.
Ma tentative avortée d’écrire en partenariat avec une autre personne ne m’empêche pas d'admettre des bénéfices non négligeables à l’écriture collaborative. Premièrement, le cerveau est ainsi fait qu’il cherche des solutions aux problèmes posés. Se sortir de sa zone de confort oblige à peser le pour et le contre d’un éventail élargi d’idées, à considérer d’autres points de vue que les siens, à approfondir divers aspects des sujets traités, à maintenir le goût d’apprendre. Beaucoup d’artistes reconnaissent qu’ils performent mieux lorsqu’on les sort de leur zone de confort. Deuxièmement, l’écriture étant un acte solitaire, cette approche brise l’isolement. Elle peut fouetter la motivation, tempérer les doutes, résoudre les blocages, favoriser l’émergence d’idées originales. La peur de décevoir ou l’envie de se surpasser peuvent s’inviter en bonus pour stimuler la productivité.
Avec le recul, je comprends que la communication est au cœur de toute l’affaire, que l’écriture en partenariat a plusieurs avantages : antidote à la solitude, expérimentation d’étapes et de procédés d’écriture, apprentissages de savoir-faire, validation des réalisations, pratique d’une réflexion et d’une voix plurielle, remède à l’individualisme.
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