Les anniversaires se succèdent, l’aiguille du temps burine nos visages. Toutefois, la jeune fille ou le jeune homme que nous fûmes ne meurent pas toujours dans nos têtes. Beaucoup se sentent aussi fringants qu’à l’adolescence jusqu’à ce que certaines limites physiques nous rappellent à l’ordre. Nous sommes mus depuis l’enfance par un moteur invisible qui nous pousse à évoluer vers une direction définie par nos rêves. Nos rêves, indiscernables, secrets. Des promesses que nous renouvelons et que nous accomplissons étape par étape, convaincus que leur réalisation constitue la clé de notre bonheur. Un agenda personnel qui se dissimule dans les actes du quotidien, dans le choix des amitiés, dans les décisions professionnelles. Ou une promesse qu’on relègue à l’arrière-plan en espérant lui offrir un jour une meilleure ou la première place.
L’éphémère nous entoure, tout comme l’immatériel. Le passé ne s’efface pas vraiment, il s’archive quelque part dans nos cellules, nous commande des gestes parfois malheureux malgré nos efforts de l’ignorer. La mémoire mesure le temps.
Dans l’atelier que je viens d’animer à la fin de novembre, le souvenir s'est imposé dans la notion du temps qui en était le thème. Douloureux, il s’étire. Louise Bertrand, dans son texte Honneur, Honnêteté, Habileté, Humanité écrit qu’il s’allonge pour l’enfant à la langue collée sur le métal glacé d’une rampe. Riche de contacts humains, il laisse une trace indélébile : « Le temps passe, les parents disparaissent, les souvenirs demeurent. »
Dans Le temps des Fêtes, Françoise Lavigne se remémore quelle était sa perception du temps lorsqu’elle était fillette : « toute l’année, c’est long longtemps à cinq ans. » En grandissant, l’enfant apprend ce qu’est une année, et ce qui lui « semblait interminable s’envole maintenant le temps d’un éclair. » Elle ajoute « Le temps qui passe, c’est aussi le cycle de la vie. »
Je constate que le temps peut être suspendu dans le présent infini comme lorsque ma mère, victime d’une crise d’éclampsie, est tombée dans un coma de trois jours. À l’intérieur de cette courte période, la Terre a tourné sans elle. Dans Tempus fugit, Hélène Filteau décrit cette expérience du temps qui se dissout dans un brouillard, elle qui a autrefois subi un AVC. Martine Marcotte aborde pour sa part cette dimension particulière d’un temps mis en marge dans Quarante jours dans une grotte. Elle relate l’épreuve à laquelle s’est soumise une brochette de volontaires, soit de servir de cobayes pour une étude sur l’adaptation de notre horloge biologique au manque de repères. Sans lumière naturelle ni contact avec l’extérieur, le temps devient une notion abstraite.
Le temps s’enferme dans une bulle, comme le traduit Sylvie Tardif dans Parachuté dans son salon. Elle l’image avec une phrase placée au début et à la fin de son texte : « Jeanne n’avait pas vu venir les événements. » De la même manière, les vacances annuelles n’occasionnent-elles pas cette parenthèse temporelle ? C’est un peu ce que je tentais de représenter dans Allons dans les bois où je revis un moment d’intense communion avec la nature.
La langue française utilise les temps de verbe pour exprimer diverses subtilités du temps. Par le plus-que-parfait, on signale le passé de l’imparfait et par le conditionnel le futur du passé. Au sein du présent, on emploie le passé composé pour des événements terminés, le futur pour ceux qui sont à venir et le futur antérieur pour un fait qui s’est produit avant ce futur. Nous aimons la précision. Plusieurs langues formulent ces distinctions autrement, soit par l’ajout de particules comme le chinois, le birman ou le groenlandais. Récemment, je crois avoir entendu une autochtone dire que son dialecte ne contenait aucune de ces combinaisons, toutes les phrases étant construites au présent. Sagesse d’une langue de poète.
Au Québec, nous avons inventé un nouveau temps de verbe, l’infinitif hypothétique (avoir su, je ne me serais pas présentée à cet endroit). Dans l’Actualité, un excellent article du chroniqueur Jean-Benoît Nadeau publié le 3 octobre 2023, Un temps de verbe à la québécoise, en détaille les nuances (https://lactualite.com/societe/un-temps-de-verbe-a-la-quebecoise, consulté le 29 novembre 2023). L’infinitif comporte la notion d’infinité, ce que le correcteur orthographique de Messenger a proposé lors d’une communication à l’intérieur du groupe de l’atelier. Intéressant et plein d’espérance, comme une conscience de la pérennité de notre nation.
Secondes, minutes, heures, jours, semaines, mois, saisons, années, siècles, ères. L’humanité divise le temps pour enregistrer ses marques dans l’intangible, le permanent. Les naissances, les unions, les déménagements, les réussites et les échecs, la retraite et les deuils émettent leur propre tic-tac à la pendule de l’existence tandis que nous nous disputons à savoir s’il est préférable de conserver le système de l’heure avancée de l’Amérique du Nord ou pas entre le printemps et l'automne. La planète effectue ses rotations sans se soucier de nos humeurs. Elle vieillit, elle aussi.
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