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Photo du rédacteurMichele Lesage

Danger d'incendie

Durant mon parcours scolaire, nul professeur ne m’a préparée à la détermination que nécessite la révision de textes. Des premiers devoirs d’école, souvent bâclés au milieu de la nuit, aux papiers corrigés à toute vapeur juste avant l’heure de tombée pour des journaux étudiants, je ne peux pas me vanter de m’être dédiée corps et âme à perfectionner mes productions écrites…


Fraîche détentrice de mon baccalauréat en droit, le hasard, la fatalité ou la chance m’ont placé sur le chemin de l’honorable René Dussault, juge à la Cour d’appel du Québec. Alors directeur de thèse à la maîtrise, il m’avait embauché pour la rédaction d’un chapitre, « La prise de décision », de son Traité de droit administratif. Confrontée enfin à la piètre qualité de mon travail — il m’avait engagé en raison de mon précédent diplôme en littérature —, j’ai souffert l’humiliation. Phrase après phrase, j’ai défriché le terrain hostile de mon incompétence. Malgré mon opiniâtreté à rencontrer ses exigences, je n’atteignais jamais le résultat attendu. Avec une patience incompréhensible pour l’andouille persistante que je continuais d’être, il s’assoyait à mes côtés et m’instruisait sur l’écriture rigoureuse.


Cette formation qu’il a persévéré à me prodiguer a abouti quelque part. Je savais dorénavant utiliser les marqueurs de relations, conjuguer de façon adéquate, caser le complément d’objet direct à proximité du groupe verbe et structurer une argumentation. Sauf que j’avais perdu toute confiance en moi. Au point de refuser l’invitation au lancement en librairie du prestigieux livre de doctrine et de choisir de débuter ma carrière comme indexeure de lois fédérales, une fonction que j’ai estimée rassurante.


Pendant deux ans, j’ai effectué l’analyse fastidieuse de lois insipides et généralement alambiquées pour en extraire des mots-clés afin d'en faciliter le repérage dans de volumineux bouquins. Bien plus tard, à la faveur de circonstances heureuses, j’ai obtenu un poste d’arrêtiste au sein de la maison d’édition juridique qui m’employait. Mais, comme j’ai tremblé le jour où j'ai commencé à occuper cette chaise ! Les leçons avaient cependant porté leur fruit. À l’évidence, mon cerveau avait assimilé l’enseignement dispensé et restituait des écrits convenables, au point de me voir confier la supervision de pigistes.


Tout ce bagage de dissertations, d’articles de journalisme, de rédaction légale ne dressait toutefois pas la table pour l’élaboration d’une fiction. Depuis que je m’y suis attelée, j’ai engrangé de nouvelles connaissances, que voici.


Deux techniques s’opposent, mais peuvent également se combiner, soit laisser la plume courir sans se préoccuper de la forme en privilégiant le fond, soit s’appliquer à la première pour développer ensuite le deuxième avec plus de soin. Comme pour l’écrin et le bijou, l’écrin constituera une œuvre d’art, le cas échéant, si on y consacre assez d’effort.


Un roman, ça s’échafaude au fur et à mesure qu’on ouvre la vanne de l’imagination, et ce, même après une bonne planification. Tandis que les figures évoluent, que l’intrigue se clarifie, un certain désordre, une dispersion de l’intérêt et une confusion involontaire s’y glissent au gré de l’inspiration. La relecture permet de resserrer l’action, d’enrichir la psychologie des protagonistes, de déplacer ou d’éliminer des paragraphes, sinon des pages entières, et à élaguer le verbiage.


Quant au récit dont j’ai terminé la première version l’an passé (sorte de monstre hirsute d’environ soixante mille mots), j’ai développé une méthode de réécriture qui adopte les étapes suivantes :


1. Deux à trois lectures de chaque chapitre pour réagencer et reprendre les éléments, ajouter de la consistance et de la cohérence;


2. Éradiquer la redondance;


3. Corriger les fautes d’orthographe, de ponctuation; se débarrasser des anglicismes; revoir la syntaxe et repérer les lacunes grammaticales;


4. Raccourcir les formules trop longues, modifier celles qui contiennent trop de prépositions et de conjonctions; convertir les périphrases en expressions concises;


5. Déloger les répétitions agaçantes;


6. Débusquer les clichés; s’attarder à l’usage approprié de figures de style;


7. Substituer les verbes être, avoir, faire, mettre, pouvoir, vouloir, croire, trouver, prendre, rendre et tutti quanti par un vocabulaire précis et plus riche;


8. Remplacer les noms, les épithètes et les adverbes récurrents à l’intérieur d’une dizaine de pages et ceux qui n’offrent qu’une valeur sémantique faible, comme par exemple le mot « chose » pour un nom, « beau » pour un adjectif et « très » pour un adverbe;


9. Chausser les lunettes du lecteur. S’attachera-t-il aux personnages ? Que va-t-il comprendre ? Les idées ont-elles été mâchées au point de l’ennuyer ? Ici, le genre littéraire jouera un rôle important : prose poétique, polar, épopée, etc. Ça requiert de l’intelligence, de l’habileté et de l’intuition de la part du narrateur.


Si je ne gagne pas en talent, au moins ai-je amélioré le procédé. De vingt-cinq chapitres, je suis passée à vingt-deux. Il en reste cinq à retravailler avant que je ne le soumette à des volontaires pour commentaires. J’appréhende l’épreuve de cette dixième étape, car elle exige une énième remise en question.


Je pense qu’une bonne dose d’obsession-compulsion soutient forcément ce processus. En cours de réalisation de projet, le découragement apparaît, s’acharne jusqu’à, parfois, la destruction de l’objet. Aujourd’hui la corbeille numérique ou la déchiqueteuse, naguère la poubelle, aux siècles anciens, le foyer. Puis, le cycle de l’inventivité se recompose, se poursuit, sans aucune garantie de satisfaction personnelle ou d’acceptation de la part d’un quelconque public.


Certains diront passion, d’autres, feu dévorant de la créativité. Quel incendie ! Phénix, un mythe ? L’oiseau légendaire s’incarne dans l’humain et se reproduit parmi nous à des milliers d’exemplaires. Chaque échec ou refus réduit en cendres l’artiste qui, tôt ou tard, se redresse et tente de redéployer ses ailes. Il renaît un nombre incalculable de fois, chaque année, sur tous les continents, dans sa chair et dans son cœur, les yeux rivés au ciel. Et c’est tant mieux pour nous qui assistons à son envolée lorsqu’il réussit à s’élever au-dessus de nous tous.

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